Les Vertus théologales - La Charité
I. Nature de la Charité
« Charité », le mot lui-même indique le sentiment éprouvé à l’égard d’un être « cher ». Or, un objet est cher, soit objectivement en raison de sa valeur propre, soit pour des motifs objectifs à cause de l’estime et de l’attachement que l’on a pour lui. Et une personne chère, c’est une personne aimée, indépendamment de ses qualités ou de son mérite.
Que deux personnes soient « chères » l’une à l’autre, elles deviennent amies, c’est-à-dire rattachées par un lien d’amour réciproque. L’amour tendant toujours à une union plus étroite en même temps qu’au don de soi.
1. La Charité est une Amitié
« Je ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais mes amis ». Dieu fait les premiers pas ; il s’abaisse dans la personne de son Verbe incarné dans l’intention de demeurer avec nous ou de nous entraîner à sa suite afin de nous garder près de Lui et de nous faire partager les délices de la vie divine. Pour nous attirer à Lui, il se sert des liens humains : « il en fait des chaînes de son amour ».
Certes, la réciprocité est difficile, voire impossible. Que peut offrir une créature à son Créateur ? Mais en amitié, c’est moins la valeur du cadeau qui importe que la « manière de donner » ; le don du cœur seul a du prix. En retour de son Amour infini, Dieu n’exige pas un amour égal, mais seulement tout l’amour que sa créature peut Lui donner. Et à défaut d’une bienfaisance effective à l’égard de ce « Dieu qui n’a pas besoin de nos présents », l’homme peut faire montre de bienveillance et voir d’un bon œil la grandeur et le bonheur de son Dieu, l’en féliciter et s’en réjouir, puis Le glorifier en amenant les créatures qui L’ignorent à Le connaître et à Lui rendre hommage.
Pour ce Dieu qui lui est cher, l’homme est prêt à se dévouer sans compter, à se sacrifier s’il le faut, à donner à son tour la preuve du plus grand Amour. La charité a donc les traits de la parfaite amitié. Dieu qui aime le premier et gratuitement, goûte le bonheur de donner ; l’homme qui se sent aimé, éprouve d’abord la joie de se voir aimé, puis comme s’il voulait rivaliser de générosité avec Dieu, il rêve de se donner entièrement à Lui. Echange et fusion qui comblent les désirs de l’un et de l’autre, et les unit à jamais dans le même bonheur.
2. Et cette amitié est dans la personne, une vertu
Une Vertu dans tous les sens de ce terme : une force, une habitude permanente inclinant les facultés mentales à faire le bien.
La première des vertus par son audace et ses effets, par cet élan qui transporte l’homme jusqu’au niveau de Dieu, par une divination qu’elle confère à la vie humaine. Pourquoi ? Parce qu’un cœur aimant est emporté vers le centre d’attraction qu’il s’est lui-même fixé. De tous les « habitus bons », il ne s’en trouve pas de meilleur que cette charité par laquelle le cœur humain s’attache à Dieu bien Suprême, et se complaît en Lui.
De toutes les Vertus, la charité obtient le résultat décisif, les autres Vertus morales et théologales ne font qu’y acheminer. Mais la charité stimule les autres Vertus et les élève. La charité est la manière supérieure de faire des choses ordinaires, l’intention la plus noble d’accomplir des actions banales, le moyen de faire grandement les petites choses, de marquer d’une valeur divine et éternelle une vie terrestre éphémère. Objectivement un verre d’eau offert sous l’inspiration de la Charité, a plus de prix qu’une fortune sacrifiée dans un but de simple solidarité humaine.
II. Le sujet de la Charité
Quelle faculté de l’âme la Charité affecte-t-elle ? L’intelligence, la volonté, le cœur … ?
Il est évident qu’il faut connaître pour aimer : l’intelligence a donc son mot à dire. L’amitié progresse à chaque nouvelle découverte. Et c’est le cas pour Dieu ; plus Il est connu, plus Il apparaît comme le Souverain Bien. « Que je vous connaisse mon Dieu, afin de vous aimer ! », écrivait St Augustin. Mais l’intelligence est au service de l’amitié : elle découvre, observe, étudie, révèle les qualités d’un être et le présente alors au cœur qui aime. Le cœur qui désigne la puissance affective et non une simple effervescence de la sensibilité.
Le vrai sujet de la Charité, c’est la volonté. Comme une amitié sincère se juge aux preuves de dévouement bien plus qu’aux démonstrations sentimentales, ainsi le service effectif de Dieu est l’expression la plus authentique des sentiments affectifs que l’homme entend Lui témoigner. Les vrais amis de Dieu ne sont pas ceux qui crient « Seigneur ! Seigneur ! » mais ceux qui observent sa Loi, accomplissent sa volonté et s’évertuent à faire toujours ce qui Lui plaît.
Que les puissances sensibles ensuite s’accordent avec la volonté et mettent au service de l’amour divin leur ardeur passionnée, ce ne sera que mieux ; la personne humaine toute entière alors sera sous l’emprise de la Charité. Mais même si la personne ne « sent » pas l’amour de Dieu, il suffit de « vouloir » quand même L’aimer ; en effet, une seule « sensation » offre un danger d’illusion, et risquerait de rabaisser l’amitié avec le Christ au rang d’une amitié toute humaine, superficielle et éphémère, la volonté austère et dénuée de toute « consolation » exprime un attachement durable, une bienveillance efficace et désintéressé ; tous les signes de la véritable amitié.
III. L’Objet de la Charité
C’est Dieu. Et pourtant l’acte de Charité associe Dieu et le prochain parce que Jésus-Christ interrogé par les Juifs au sujet du plus grand Commandement de la Loi fait de « l’amour du prochain un précepte semblable à celui de l’amour de Dieu ».
1. De Dieu aux hommes
Dieu aime toutes les personnes. Il les aime tous et éperdument, quand on voit la « folie de la Croix ». Il voudrait procurer à tous l’inestimable bienfait du « salut surnaturel », la participation au bonheur éternel.
Le véritable ami de Dieu, souhaite partager tout ce qui Lui plait : un véritable ami de Dieu aime donc l’humanité et les hommes. Il n’est en effet pas possible d’être admis à l’amitié de Dieu, et n’aimer que Lui à l’exclusion des autres hommes en voulant s’accaparer Dieu et lui interdire d’aimer les autres hommes.
Finalement, les hommes dont les défauts vous choquent, dont les procédés vous blessent, Dieu qui les connait mieux que vous, Dieu les aime néanmoins. Il les aime tels qu’ils sont, dans le dessein de les rendre meilleurs et plus heureux. Et Le Père céleste n’a rien tant à cœur que de voir fleurir la paix, l’union et l’entraide fraternelle chez tous ceux qu’Il a adoptés : Il jugera les uns et les autres sur la façon dont ils auront pratiqué cette forme de Charité.
2. Charité envers soi-même
Le cœur charitable devient vaste comme le monde, vaste et bon comme le Cœur de Dieu. Aimant Dieu tel qu’il est pour Lui-même, il englobe tout ce que Dieu aime et il emprunte sa manière d’aimer.
Mais est-il permis voire obligatoire de s’aimer soi-même ? Comment un tel sentiment qui sent l’égoïsme se concilie-t-il avec le désintéressement, l’abnégation, l’oubli de soi, caractères de la vraie Charité ? C’est un instinct naturel irrésistible chez tout être que l’amour de soi. Et la grâce ne doit pas détruire la nature mais plutôt la perfectionner et la surélever.
Convaincue que Dieu aime ses créatures, l’âme humaine se considère comme l’une d’entre elle ; elle est alors prête pour être agréable à Dieu à opérer en elle-même certains retranchements douloureux. Elle pratique alors des renoncements et des sacrifices, afin de plaire au Dieu, qu’elle entend aimer par-dessus tout. C’est cela que demande le Christ : Il ne demande pas de détester ce que Dieu a fait et ce que Dieu aime, mais bien de proscrire ce qui est l’œuvre du péché et ce que Dieu réprouve.
A s’aimer ainsi, « pour l’amour de Dieu », l’âme humaine en définitive trouve son compte. Le prix dont elle paie sa préférence pour son Dieu, lui est rendu au centuple. Car Dieu l’’aime toujours ; Il l’aime davantage à chaque nouveau témoignage d’amitié, qu’Il reçoit. Dans cette sainte et amicale émulation de la Charité, c’est à Lui que reste le dernier mot, par la rémunération surabondante dont Il récompense le dévouement de ses amis. Et l’âme entrevoit bien cette rétribution.
Il ne s’agit pas d’un calcul de l’âme mais en vraie Charité, d’aimer Dieu pour Lui-même : L’aimer pour la récompense qu’Il promet, n’est pas L‘aimer pour un motif étranger ou inférieur, puisqu’Il est encore Lui-même cette récompense.
3. Charité envers le prochain
Quant aux autres hommes, « nos semblables », bien que parfois si profondément « dissemblables », la Charité les embrasse sous le nom de « prochain ». Tous méritent d’être aimés de nous « par Amour de Dieu », autrement dit simplement parce que Dieu les aime ; le seul désir de mettre nos sentiments à l’unisson des siens nous dicte cette extension de notre Charité.
« Pour l’Amour de Dieu », parce que tous ces êtres raisonnables, s’ils aiment Dieu déjà, peuvent progresser dans cet Amour ; s’ils l’ignorent, ils peuvent être amenés à Le connaitre ; s’ils sont ses ennemis, ils peuvent se convertir et devenir ses amis.
De là découlent la manière et la mesure d’aimer le prochain : « comme soi-même ». De même, que l’homme doit obligatoirement s’aimer lui-même, il doit transposer sur le prochain l’amour de soi. Le prochain est toujours aimable, dût-il ne pas le paraître aux yeux de la sensibilité, parce que la Foi découvre en lui une créature déjà aimé de Dieu, et une créature à rapprocher de Dieu.
La Charité n’est pas la philanthropie. La Charité chrétienne s’intéresse aux âmes et se distingue de la charité vulgarisée et terre à terre qui ne se préoccupe que du soulagement des misères physiques. Les œuvres de bienfaisance sont certes recommandées mais elles doivent s’accompagner d’un zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ; à défaut, laïcisées et naturalisées, elles se confondent avec une banale solidarité humaine et ne relèvent que de la philanthropie.
Qui est le prochain ? « Le prochain », le mot convient pour désigner l’humanité en général, parce que tous les hommes sont très proches de nous par leur nature et par leur origine. Il y a des degrés néanmoins à cette proximité. Des degrés par conséquent dans la Charité ! Sont plus dignes de notre amour, ceux qui sont les plus aimés de Dieu, les Saints, et en premier lieu, la Vierge Marie. Puis, il y a ceux que Dieu a fait plus proches de nous, par les liens de parenté et d’affinité, ceux près desquels les circonstances nous obligent à vivre, « nos proches » ; ceux avec lesquels nous partageons les choses essentielles à la vie : nos concitoyens, nos compatriotes. L’humanité dans son ensemble, impossible de l’atteindre autrement que par la prière.
IV. Effets de la Charité
1. Effets intérieurs
Tout amour s’épanouit en joie : joie d’aimé et joie d’être aimé. La Charité est source d’une joie infinie.
La joie provient de la satisfaction du désir : que pourrait désirer encore l’âme humaine que Dieu comble de sa propre Vie ? Elle souhaite en outre le bonheur total de Celui qu’elle aime.
Si la joie d’être aimé, c’est la joie de recevoir, de posséder l’être aimé, la joie d’aimer c’est la joie de donner, de se donner. L’une et l’autre restent imparfaites si l’ami qui se donne ne le fait qu’avec réticence, ou s’il n’est accueilli qu’avec réserve. Dans la Charité aucune imperfection de la part de Dieu. Ce n’est donc pas sa faute si la joie n’est pas complète ! Mais du côté de l’homme ? Comment reçoit-il le don de Dieu et comment en échange se donne-t-il à Dieu ? L’homme qui se donne si peu ou avec une telle parcimonie et comme à regret n’aime pas et ne peut goûter la joie d’aimer.
La joie qui résulte de la Charité s’accompagne de renoncements et de privations ; et la Charité envers le prochain sous peine de n’être que superficielle exige abnégation totale jusqu’à l’exclusion de la reconnaissance et de la réciprocité. Ainsi la joie d’aimer se suffit à elle-même jusqu’à être privé de la joie d’être aimé en retour.
Une joie que rien ne trouble, c’est la Paix. La Paix est aussi l’œuvre de la Charité. La Paix du Saint est réelle et durable, fondée sur une Charité que les haines le plus féroces n’arrivent pas à vaincre. Elle est communicative. L’âme sincère et charitable est pacifiante.
La Charité se fait aussi Miséricorde (de Miseris cor dare, c’est-à-dire donner son cœur aux malheureux »). Le cœur est destiné non pas aux amis, ni au prochain mais aux malheureux, comme si leur souffrance leur conférait une sorte de priorité. La Charité est désintéressée, car le malheureux par définition, n’est pas en mesure de donner autant qu’il a reçu.
2. Effets extérieurs
Ils ne sont que la traduction dans les actes des sentiments intérieurs et spécialement de la Miséricorde : « les œuvres de Miséricorde ».
La Bienfaisance fait le bien : elle permet de répartir de biens matériels à un nombre limité d’être humains. Elles se mesurent aux ressourcent réelles beaucoup plus qu’aux intentions. Par ressources, il faut entendre moins l’or et l’argent que les « trésors du cœur » qui se répandent en beaux dévouements, en gestes généreux, dans lesquels le bienfaiteur paie de sa personne plus que de sa bourse. Ainsi, voit-on des pauvres plus bienfaisants que des riches. Si toutes les âmes étaient empreintes d’une vraie Charité, leur bienfaisance devrait être proportionnés aux moyens dont elles disposent.
On pense alors à l’aumône, don en argent ou en nature fait aux indigents, elle est la forme la plus matérielle de la bienfaisance. Mais pratiquer l’aumône en escomptant de la reconnaissance, en cédant à un mouvement de compassion, par agacement, ou simple pitié, ce sont des motifs qui sont tous étrangers à la Charité. Le pauvre attend d’être aimé plus que d’être secouru. Il est blessé par une aumône qui tombe de la main sans venir du cœur. Animée d’un véritable amour du prochain, l’aumône serait souvent plus abondante car on ne craint pas de se gêner, de se priver pour quelqu’un qu’on aime. « La manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne ».
Par extension, on parle également d’aumônes spirituelles : instruire les ignorants, soutenir les faibles, encourager les hésitants, consoler les affligés, pardonner aux repentants, prier pour ceux qui souffrent d’une indigence spirituelle : tout cela c’est faire du bien à autrui, et donner de soi, souvent au prix de grands sacrifices.
La bienfaisance comptera aux yeux de Dieu : ceux qui comparaîtront s’étonneront de la répercussion de leurs actes : cœurs charitables ou cœurs impitoyables à l’égard du prochain, ils n’avaient pas conscience que leurs gestes pussent intéresser Dieu.
La Charité envers les humains ne dispense pas de la Charité envers Dieu ; elle la suppose au contraire et elle en découle. Elle est comme une transposition dans le monde visible des sentiments qui existent dans le monde invisible. « Nul ne peut prétendre aimer Dieu qu’il ne voit pas s’il n’aime pas son prochain qu’il voit » (Epitre de St Jean, IV, 20). Et pour que cet amour ne reste pas théorique, c’est la Bienfaisance qui vient le rendre effectif et pratique, explicitant du même coup l’Amour de Dieu. « Faites donc pour eux ce que vous ferez pour moi ».
Reste enfin à celui qui fait l’aumône, de le faire de manière charitable, sans arrogance et sans humiliation pour celui qui la reçoit. Ainsi, le donateur ne se targue pas de supériorité, et le malheureux oublie qu’il est secouru.
L’aumône matérielle comme spirituelle est méritoire, c’est-à-dire profitable à l’âme qui le produit. Que le premier mouvement du geste bienfaisant s’inspire d’un pur Amour de Dieu et du prochain sans aucun calcul de bénéfice personnel ou de rétribution. Mais, personne ne peut interdire à Dieu de récompenser comme Il l’entend des actions conformes à ses commandements, et accomplies à ses intentions. Le devoir de l’homme coïncide avec son intérêt bien compris. Le peu qu’il sacrifie lui vaut le centuple dès cette vie, sans compter « la Vie Eternelle » qui dépasse à l’infini tous les biens d’ici-bas.
V. Vices opposés à la Charité
1. La Haine
Puisque la Charité est amour, la haine est son contraire. La Charité comportant l’amour de Dieu et du prochain, le vice opposé est la haine tant de Dieu que du prochain. L’homme ingrat et révolté oublie le Bienfaiteur pour ne voir que le Maître dont son orgueil répudie l’autorité ; voire il entrevoie le Juge que son crime redoute et déjà déteste.
En venir à se détourner de Dieu, non parce qu’on est attiré par autre que Lui, mais parce qu’on le considère Lui-même comme « le mal ». Une aversion de Dieu aussi directe et forcenée est vraiment satanique ; elle est rare. Pour les hommes, la haine de Dieu est le plus souvent implicite, dans l’indifférence et le mépris. Il n’est souvent pas aimé sans pour autant être haï.
Par contre la haine est fréquente entre les hommes ! Il faut noter qu’il est difficile de concilier la haine des vices et l’amour des hommes tant les vices sont incarnés dans la personne. Il est alors difficile de faire la distinction exacte entre ce qu’il faut haïr et ce qu’il faut aimer. La charité résout ce délicat problème en proscrivant purement et simplement la haine. Les vices doivent provoquer la pitié, la miséricorde, la correction qui sont autant de forme de la Charité. Si le prochain est toujours aimé à cause du bien qui subsiste en lui, si minime qu’il soit, il est aimé surtout d’un amour de bienveillance, qui lui procure le bien dont il est privé.
Ainsi, il n’y a plus de place pour la haine.
2. La Tiédeur
Assez souvent on désigne de ce nom la paresse, la nonchalance, la manque de courage ou d’enthousiasme dans le service divin. On l’oppose à la ferveur.
C’est ce qu’on appelle « Acedia » : un vrai dégoût consenti voire voulu des choses de Dieu, de ses Commandements, de ses bienfaits et de ses promesses.
Conséquence de l’estime excessive accordée aux biens périssables, la tiédeur amollit les forces vives de l’âme : elle est dite mère de tous les vices.
3. La Jalousie
On l’identifie parfois avec l’envie. Elle est d’inspiration différente et surtout plus grave parce que plus opposée à la Charité envers le prochain. L’envieux désire pour soi les biens qu’il voit aux mains des autres.
Mais ce désir n’est pas toujours répréhensible : il peut être louable. Dans l’ordre matériel, il n’est pas interdit à un homme misérable de chercher à améliorer son sort ; dans l’ordre spirituel, l’envie est un stimulant puisque la vertu supérieure d’une personne donne envie de lui ressembler.
La Jalousie est essentiellement une tristesse provoquée par un bien, par la supériorité ou le bonheur d’autrui.
Le jaloux cherche moins à s’élever lui-même que de rabaisser les autres à son propre niveau. Et s’il ne peut y parvenir, il tente de les avilir par ses dénigrements et les méprisent. Qu’un malheur survienne, un revers de fortune, la jalousie y applaudit comme à un juste châtiment.
Le jaloux ne supporte pas la droiture et la dignité de son voisin : il cherche alors à le salir, à démontrer que cette vertu n’est que façade et hypocrisie. Le jaloux critique, soupçonne, insinue, calomnie cherchant à piétiner la réputation, voire anéantir celui qu’il jalouse.
La jalousie porte le titre de « péché capital ».
4. La Discorde
La discorde est la « désunion des cœurs ». Il ne s’agit pas d’une simple diversité d’opinions ou divergences de vues consécutives à la variété des conditions et des caractères qui oblige à rechercher la meilleure solution et devient une source d’enrichissement.
Mais l’amour-propre et l’obstination peuvent conduire au désaccord ; de même l’orgueilleuse conviction d’avoir toujours raison ou la vaniteuse manie d’avoir le dernier mot peuvent entraîner des discussions hors des limites de la courtoisie. Il est alors difficile de continuer à s’aimer quand on ne s’entend plus !
Pourtant la paix vaut mieux que le chétif triomphe d’une pensée. L’exposé d’une hypothèse ou d’une opinion doit se faire calme et conciliant, tolérant et respectueux des idées opposées, prêt au silence même, s’il le faut pour le bien et la paix.
5. La Contention et la Rixe
C’est la discorde passant aux paroles et aux actes. Animée parfois du désir sincère de revendiquer les droits de la Vérité ou de quelque personne lésée, la contention est une discussion inopportune ou du moins excessive et déréglée dans ses procédés. En dépit de ses bonnes intentions, elle fait alors plus de mal que de bien.
Que la discussion se prolonge et s’aigrisse, la colère bouillonne et fait perdre aux partenaires le contrôle d’eux-mêmes. Les langues à bout d’arguments, c’est aux poings qu’on demande de trancher le différend ; la raison du plus fort caractérise la rixe ! Et, la rixe s’aggrave dans la mesure où elle porte atteinte à la vie ou à la santé du prochain.
6. Le Schisme
C’est l’atteinte à l’unité. Le schismatique rompt avec les liens de subordination qui le rattachent à l’autorité de l’Eglise et pour ne pas être seul dans sa révolte, il y entraîne de nombreuses victimes ou complices. Il semble savourer une joie diabolique à briser l’unité de l’Eglise. Alors que les hérétiques rejettent en partie les Vérités révélées et pêchent contre la Foi, les schismatiques s’attaquant à l’unité et pêchent contre la Charité. Les hérétiques sont cependant aussi schismatiques puisqu’ils se mettent hors de l’Eglise.
7. La Guerre
La discorde parvenue à son paroxysme, les hommes passent des injures aux coups ; ils en viennent des mains aux armes ; et la civilisation les a rendus particulièrement ingénieux en ce domaine. Que le conflit d’individuel devienne collectif, qu’il oppose tribu à tribu, cité à cité, nation à nation, c’est la guerre.
Du point de vue de la morale chrétienne et face à la Charité, bien des raisons militent pour la condamnation pure et simple de la guerre. Et pourtant la guerre est parfois légitime ; elle peut même devenir un devoir. Que la guerre soit offensive ou défensive, elle n’est légitime que si elle s’accompagne d’un espoir d’être menée jusqu’à la victoire. Seule la perspective d’un bien supérieur certain peut amener à envisager le sacrifice de vies humaines en masse. La protection du sol de la Patrie, la sauvegarde de l’indépendance de la nation, la défense d’intérêts économiques vitaux nécessitent parfois une déclaration de guerre. Guerre non justifiée s’il est avéré qu’elle n’a aucune chance d’obtenir le résultat souhaité. Le mal n’est tolérable qu’à condition d’être compensé par un plus grand bien.
La volonté de vaincre qui est la raison d’être de la guerre, n’autorise pas toutes les méthodes les plus implacables pour réduire l’ennemi et la cause la plus noble peut être gâtée par des procédés déloyaux ou cruels.
Si la guerre est toujours possible, parfois inévitable et parfois légitime, qui peut en juger ? Les gouvernants ont le devoir d’état d’assurer la sécurité et la prospérité des peuples. A eux de tout faire pour épargner à leurs peuples cet épouvantable fléau.
8. La Sédition
La sédition est la guerre civile. Elle concerne l'esprit belliqueux et se distingue de la guerre en ce qu’elle arme les uns contre les autres les hommes d’une même patrie, ceux qu’une communauté d’origine, de traditions, de langue, d’intérêts unis.
Dans les états à régime autoritaire, la sédition prend la forme d’insurrection contre la personne du prince et le pouvoir qu’il a constitué. Dans les pays démocratiques, elle est une lutte entre factions qui se disputent la suprématie et le gouvernement.
La sédition peut être le sursaut d’un peuple opprimé ; elle est alors un acte de justice vindicative, puisqu’elle châtie les abus d’un despote et un acte de Charité collective, puisqu’elle délivre une multitude d’une odieuse servitude. Mais le séditieux doit s’entourer d’infinies précautions.
Le peuple chrétien ne doit pas devenir un peuple mouton mais il ne doit pas confondre force et violence : il estime la paix plus précieuse que les sanglantes conquêtes. Et s’il doit faire entendre des protestations ou revendications, il sait qu’une fermeté calme et réfléchie, une organisation rationnelle et pacifique ont plus de chance d’obtenir gain de cause, sans courir le risque de bafouer toute charité.
9. Le Scandale
C’est le péché le plus directement opposé à la Charité envers le prochain. Elle commande d’aimer l’homme tout entier, mais surtout son âme spirituelle et de lui faire du bien jusqu’à lui procurer son bonheur éternel. Or le scandale s’attaque à l’âme ; il lui fait du mal jusqu’à l’entraîner si possible à son malheur éternel : la damnation. C’est donc une faute marquée par une double culpabilité : celle de l’acte personnel commis et celle de l’acte provoqué chez autrui. Au scandaleux, le Souverain Juge demandera : « qu’as-tu fait ? » et « qu’as tu fait de ton frère ? ».
Le scandale est alors le commandement, le conseil, la suggestion, la pression physique ou morale qui incitent le prochain à commettre une action coupable. C’est aussi l’attitude dont l’influence ou l’exemple, provoque chez le témoin le désir de pécher : c’est l’homme qui se fait tentateur vis-à-vis de ses semblables. C’est enfin un acte commis par le scandalisé au vue de l’acte du scandaleux (le vol déclenche la médisance ou l’aversion).
Lorsqu’une personne s’exclame « je suis scandalisée », ce n’est pas exacte car le mauvais exemple au lieu de suggérer un geste analogue provoque plutôt une protestation et une réaction en sens contraire. Il n’y a pas alors scandale.
Le Christ promet une malédiction terrifiante à celui qui scandalise les enfants, c’est-à-dire les personnes faibles. Jésus lui-même n’a jamais chercher à scandaliser (il se soumet à la loi et paie le tribu). Ainsi, il faut parfois s’abstenir de certaines choses légitimes ou s’astreindre à certaines choses facultatives pour ménager la délicatesse et la susceptibilité de certaines âmes : ce qui est permis, n’est pas toujours opportun.
Il en va autrement du scandale « pharisaïque » : c’est le cas lorsque des esprits rétrécis ou faussés ont pris le parti de condamner une personne en se prétendant scandalisées, dénaturant leurs actes et leurs intentions pour voir le mal partout jusque dans les bonnes actions. Faudrait-il alors s’abstenir de faire le bien sous prétexte de ne pas froisser ce zèle hypocrite et ne pas provoquer de simulacre de scandale ? Non, il faut alors faire le bien et laisser dire…
VI. Les préceptes concernant la Charité
L’Amour de Dieu et du prochain n’est pas seulement le précepte inscrit en tête du Décalogue : il le domine tout entier, au point de résumer toute la Loi.
Aimer quelqu’un c’est détester et répudier tout ce qui lui déplaît : aimer Dieu, c’est donc partager sa répulsion pour toute iniquité (éliminer les vices).
Aimer Dieu « de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, de toutes ses forces », ce n’est pas seulement Lui accorder une préférence marquée, ne rien aimer plus que Lui, ne rien aimer contre Lui, ne rien aimer autant que Lui. Ce minimum élémentaire, dont se contentent la plupart des bons chrétiens qui évitent le péché, n’est que le tout premier stade de la Charité.
Puis, porté à sa perfection, l’Amour en vient à aimer Dieu dans ses créatures, à Le voir toujours dans son œuvre, à admirer son action, à louer sa bonté, à reconnaître ses bienfaits, dans toutes ces choses. Il faut donc aimer les hommes simplement parce que Dieu les aime. Et Il les aime comme un père aime ses enfants adoptifs.
Cet Amour n’inspire alors que des actes agréables à Dieu. Celui qui aime ainsi peut faire tout ce qu’il veut car il ne veut jamais faire autre chose qu’aimer : « Aime et fais ce que tu veux », écrit St Augustin.
Cette Charité doit être toujours plus intense : qui pourrait se vanter d’aimer Dieu autant qu’Il le mérite et d’aimer son prochain autant qu’il a besoin d’être aimé, autant que Dieu l’aime ? C’est pourtant l’idéal indiqué : Il faut donc tendre loyalement et progressivement vers ce but puisque la loi de l’amour est d’être toujours insatisfait, de chercher sans cesse à posséder mieux et à donner plus.
VII. Le Don de Sagesse
La Charité est renforcée par un Don du Saint-Esprit : le Don de Sagesse.
La Charité, approchant de sa perfection, parvient à une certaine fusion de l’âme humaine avec son Dieu ; elle est pénétrée de la pensée divine et s’en inspire dans sa conduite. Par le don de Lui-même, Dieu confère à l’âme choisie quelque chose de ses attributs.
L’âme charitable pour persévérer dans son état et y progresser, pour être préservée de toute déviation et de toute déchéance, a besoin d’une Sagesse divine qui lui permette de juger sainement des choses célestes et terrestres, d’en voir la signification et le prix, pour savoir quelle place leur donner et quel usage en faire : bref, il lui faut la balance de Dieu. Et c’est cette justesse d’estimation, avec la rectitude dans l’utilisation que lui apporte le Don de Sagesse.
L’homme ne devient jamais Dieu ni l’égal de Dieu mais la Grâce et plus spécialement les dons du Saint-Esprit harmonisent l’homme avec Dieu, tel un disciple qui tout en restant inférieur à son Maître dit ou fait les choses en écho fidèle au Maître. C’est l’accomplissement de la promesse de Jésus : « Et moi je prierai le Père qui alors vous accordera un autre consolateur, lequel demeurera avec vous à jamais. C’est l’Esprit de Vérité ; le monde ne peut le concevoir, car il ne le voit ni ne le soupçonne ; mais vous, vous le connaîtrez, parce qu’il restera près de vous et habitera en vous ».
Enfin, la Béatitude des « Pacifiques » est le fruit de ce sublime Don de Sagesse. Les « pacifiques » sont ceux qui respectent l’ordre et l’harmonie puisque « la paix est la tranquillité de l’ordre ». Ce sont « les sages » car ils connaissent la place de chaque chose et savent les mesures à prendre pour maintenir l’équilibre et le calme dans leurs rapports. Voyant en elle, le bien le plus précieux, ils savent y mettre le prix, se dévouer et se sacrifier au besoin pour la faire régner.
« Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu ». L’amour de la Paix confère le titre d’enfant de Dieu mais c’est aussi la qualité d’enfant de Dieu qui rend pacifique.
Fussent-ils jetés en plein tumulte, en butte à la persécution, « ces enfants de Dieu » ne laissent pas de goûter la douce béatitude d’une paix imperturbable, d’une conscience parfaitement ordonnée, d’un cœur irrévocablement fixé dans le Souverain Bien.
S’il manque encore quelque chose à cette bienheureuse paix, c’est de la voir s’étendre et durer à travers le monde. Mais la paix de l’âme est communicative et la béatitude est rayonnante. L'homme de LA Paix ajoute à son propre bonheur en devenant lui-même "artisan de paix".
In Initiation à la Théologie
de Saint Thomas d'Aquin
R. P. Raphaêl Sineux O. P.
Desclée et Cie 1979