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"Le flair des Baptisés"   (sensus fidei)

A une époque où l'on parle de synodalité

dans l'Eglise un peu dans tous les sens,

et afin qu'une réflexion catholique puisse s'incarner

dans la fidélité au document  Lumen Gentium 

du Concile Vatican II,

sur la redéfinition de l'articulation prêtres-laïcs,

le document de la CTI

sur le sensus fidei des baptisés, le flair des baptisés,

est d'une importance capitale.

Il est présenté ci-dessous par le Père Bonino, dominicain,  

(texte en bleu).

Puis le document lui-même

est à votre disposition ci-après

(texte en noir).

 

COMMISSION THÉOLOGIQUE INTERNATIONALE  (CTI)

"Le sensus fidei dans la vie de l’Église" (2014)

 

Pour lire le document :

 « Le sensus fidei dans la vie de l’Eglise »

1. Un document rejoint par l’actualité

Lorsqu’en décembre 2011, la Commission théologique internationale (CTI) [1] entreprit d’étudier le thème du « sens de la foi » (sensus fidei/fidelium), c’est-à-dire de s’intéresser à cet instinct infaillible de la vraie foi que l’Esprit de Vérité entretient dans le peuple de Dieu, elle ne se doutait pas que, quelques mois plus tard, celui-ci se trouverait sous les feux de l’actualité ecclésiale. Deux événements connexes l’y ont projeté sans crier gare : l’élection du pape François le 13 mars 2013 et la mise en route de la préparation du synode extraordinaire sur la famille prévu pour l’automne 2014, laquelle comporte une consultation générale des fidèles.

1.1. Le pape François et le flair des baptisés

Le sensus fidei se révèle, en effet, un thème clé de la pensée théologique du pape François. Certes, depuis Vatican II, qui a remis en valeur la participation de l’ensemble du peuple chrétien, clercs et laïcs, à la fonction prophétique de Jésus-Christ, la référence au sensus fidei est très présente dans l’enseignement de chacun des papes qui se sont succédés sur le siège de Pierre. Ils s’inquiètent parfois de ses contrefaçons mais ils en soulignent surtout l’importance décisive pour la vie de l’Eglise (cf. n° 47). Benoit XVI avait même fait de l’attention au sensus fidei, spécialement à la « sagesse des saints », un leitmotiv de ses discours aux théologiens. Il les y invitait à se mettre humblement à l’écoute de la foi vécue des tout-petits, ceux à qui il a plu au Père de révéler ces mystères du Royaume qu’il a par ailleurs cachés aux sages et aux intelligents (cf. Mt 11, 25)[2]. Il avait lui-même trop souffert de l’arrogance et de la stérilité d’une certaine théologie universitaire, coupée de la vie réelle de l’Eglise, pour ne pas mettre en garde contre les dangers qu’elle faisait courir à la vie spirituelle et à l’intégrité de la foi catholique.

Mais cette attention à la foi des humbles occupe chez le pape François une place rien moins que cardinale. Elle est le lieu où se nouent plusieurs des intuitions théologiques qui gouvernent sa pastorale. Jorge Mario Bergoglio a souvent manifesté son intérêt et sa proximité par rapport au courant théologique connu sous le nom de « théologie du peuple »[3]. Pour le dire en quelques mots, il s’agit d’une variante essentiellement argentine de la théologie latino-américaine de la libération entendue en un sens très large. En effet, la théologie du peuple récuse l’approche marxiste, avec son primat de l’analyse socio-économique et sa théorie dialectique de la lutte des classes, pour centrer son attention sur la catégorie du « peuple ». Le peuple, ensemble dynamique complexe d’interactions personnelles, est le vrai sujet de l’histoire à travers l’élaboration d’une culture qui lui est propre. Dans cette perspective, les pauvres apparaissent comme les témoins privilégiés des valeurs que véhicule cette culture commune à tout un peuple. Ils en sont comme les gardiens. Croisant l’ecclésiologie de Lumen gentium avec l’importance que Gaudium et spes reconnaît à la culture comme lieu par excellence de l’humanisation, la théologie du peuple considère que l’Evangile doit se faire « culture » dans la vie des hommes. Le « peuple fidèle », catégorie récurrente dans le vocabulaire du pape François, est ainsi porteur d’une profonde sagesse évangélique, d’ordre affectif et existentiel, qui s’exprime en particulier dans la « religion populaire », voire la « mystique populaire »[4]. En vertu de ce sens de la foi, qui imprègne la religion populaire, le peuple fidèle – et spécialement les laïcs – assume le rôle d’acteur de l’évangélisation. Cette sagesse populaire précède la réflexion théologique et elle constitue pour celle-ci un point de référence, un « lieu » majeur[5].

Or, dès l’époque de ses études en théologie, J. Bergoglio semble avoir trouvé dans les catégories théologiques traditionnelles du sensus fidei, de l’infallibilitas in credendo du peuple fidèle, ou encore dans l’approche thomiste de la connaissance par connaturalité affective, les instruments rationnels qui permettent de rendre raison théologiquement de l’existence et de la nature de cette sagesse populaire chrétienne[6].

Rien d’étonnant dès lors à ce que les thèmes qui gravitent autour du sensus fidei soient très présents dans les enseignements de la première année du pontificat du pape François. En voici quelques témoignages[7]. Dans l’entretien « programmatique » avec le P. Antonio Spadaro, publié dans les revues jésuites en septembre 2013, le pape François évoque plusieurs thématiques connexes au sensus fidei (l’infallibilitas in credendo du peuple chrétien ; le sentire cum Ecclesia) dans le cadre d’une développement sur le concept clé de « peuple » :

« L’image de l’Église qui me plaît est celle du peuple de Dieu, saint et fidèle. C’est la définition que j’utilise souvent, et c’est celle de Lumen gentium au numéro 12. L’appartenance à un peuple a une forte valeur théologique : Dieu dans l’histoire du salut a sauvé un peuple. Il n’y a pas d’identité pleine et entière sans appartenance à un peuple. Personne ne se sauve tout seul, en individu isolé, mais Dieu nous attire en considérant la trame complexe des relations interpersonnelles qui se réalisent dans la communauté humaine. Dieu entre dans cette dynamique populaire.

Le peuple est sujet. Et l’Église est le peuple de Dieu cheminant dans l’histoire, avec joies et douleurs. Sentire cum Ecclesia (sentir avec l’Église), c’est, pour moi, être au milieu de ce peuple. L’ensemble des fidèles est infaillible dans le croire, et il manifeste son infallibilitas in credendo à travers le sens surnaturel de la foi de tout le peuple en marche. Voilà pour moi le sentir avec l’Église dont parle saint Ignace. Quand le dialogue entre les personnes, les évêques et le Pape va dans cette direction et est loyal, alors il est assisté par l’Esprit Saint. Ce n’est donc pas un sentir faisant référence aux théologiens.

C’est comme avec Marie : si nous voulons savoir qui elle est, nous nous adressons aux théologiens ; si nous voulons savoir comment l’aimer, il faut le demander au peuple. Marie elle-même aima Jésus avec le cœur du peuple, comme nous le lisons dans le Magnificat. Il ne faut donc pas penser que la compréhension du sentir avec l’Église ne soit référée qu’à sa dimension hiérarchique [...] Evidemment, il faut rester bien attentif et ne pas penser que cette infallibilitas de tous les fidèles, dont je suis en train de parler à la lumière du Concile, soit une forme de populisme. Non, c’est l’expérience de notre Sainte Mère l’Église hiérarchique, comme l’appelait saint Ignace, de l’Église comme peuple de Dieu, pasteurs et peuple tous ensemble. L’Église est la totalité du peuple de Dieu[8] ».

Des idées similaires sont égrenées tout au long de la feuille de route du nouveau pontificat que constitue à bien des égards l’exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013). Ainsi trouve-t-on au ch. 2, consacré au peuple de Dieu comme « sujet » de l’annonce de l’Evangile, un enseignement très classique sur le sensus fidei comme instinct de la foi qui assure l’infallibilitas in credendo du peuple de Dieu :

« Dans tous les baptisés, du premier au dernier, agit la force sanctificatrice de l’Esprit qui incite à évangéliser. Le Peuple de Dieu est saint à cause de cette onction que le rend infaillible ‘in credendo’. Cela signifie que quand il croit il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas les paroles pour exprimer sa foi. L’Esprit le guide dans la vérité et le conduit au salut. Comme faisant partie de son mystère d’amour pour l’humanité, Dieu dote la totalité des fidèles d’un instinct de la foi – le sensus fidei – qui les aide à discerner ce qui vient réellement de Dieu. La présence de l’Esprit donne aux chrétiens une certaine connaturalité avec les réalités divines et une sagesse qui leur permet de les comprendre de manière intuitive, même s’ils ne disposent pas des moyens appropriés pour les exprimer avec précision[9]. »

Plus loin, au ch. 4, abordant le thème, central dans sa prédication, de « la place privilégiée des pauvres dans le Peuple de Dieu », le pape François souligne en conséquence leur participation éminente au sensus fidei :

« Je désire une Église pauvre pour les pauvres. Ils ont beaucoup à nous enseigner. En plus de participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances ils connaissent le Christ souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par eux. La nouvelle évangélisation est une invitation à reconnaître la force salvifique de leurs existences, et à les mettre au centre du cheminement de l’Église. Nous sommes appelés à découvrir le Christ en eux, à prêter notre voix à leurs causes, mais aussi à être leurs amis, à les écouter, à les comprendre et à accueillir la mystérieuse sagesse que Dieu veut nous communiquer à travers eux[10]. »

La même mise en valeur du sens de la foi du peuple fidèle, distingué du Magistère et de la théologie, revient avec une belle régularité dans les discoursaudiences et homélies du pape argentin[11].

1.2. La consultation des fidèles

Dans la pensée du pape François, comme d’ailleurs dans le document de la CTI, le sensus fidei n’est pas seulement le garant de la conformité d’un enseignement ou d’une pratique par rapport à la tradition apostolique, mais il aussi une valeur prospective. Ainsi, dans Evangelii gaudium, le pape fait l’éloge du « flair » dont jouit le troupeau fidèle lorsqu’il s’agit d’actualiser l’Evangile dans le contexte actuel et il invite les évêques à s’y fier[12]. La même idée est développée dans une allocution du 4 octobre 2013 aux prêtres de l’Eglise d’Assise.

« Ici, je pense encore à vous, prêtres, et permettez-moi de m’inclure moi aussi parmi vous. Qu’y a-t-il de plus beau pour nous que de marcher avec notre peuple ? [...] Je le répète souvent : marcher avec notre peuple, parfois devant, parfois au milieu, et parfois derrière : devant, pour guider la communauté; au milieu, pour l’encourager et la soutenir ; derrière, pour la maintenir unie afin que personne ne demeure trop en arrière, pour la garder unie, mais aussi pour une autre raison : parce que le peuple a ‘du flair’ ! Il a du flair pour trouver de nouvelles voies sur le chemin, il possède le ‘sensus fidei’ dont parlent les théologiens. Qu’y a-t-il de plus beau ? Et dans le synode, il doit également y avoir ce que le Saint-Esprit dit aux laïcs, au Peuple de Dieu, à tous[13]. »

La référence au flair prospectif du peuple fidèle s’insérait ici dans la perspective de la démarche synodale que s’apprêtait à effectuer le diocèse d’Assise. On comprend mieux alors la décision, rendue publique en novembre 2013, de faire précéder le Synode Extraordinaire des évêques sur la famille convoqué pour l’automne 2014 d’une vaste consultation[14]. Dans la troisième partie du « Document de préparation » envoyé aux Conférences épiscopales, un questionnaire leur a été soumis qu’une lettre annexe demande de diffuser jusqu’aux paroisses. Son objectif est clair : « Les questions ci-dessous permettent aux Églises particulières de participer activement à la préparation du Synode Extraordinaire qui a pour but d’annoncer l’Évangile dans les défis pastoraux d’aujourd’hui concernant la famille[15]. »

Il s’agit surtout de collecter des informations de façon à dresser un état réaliste des lieux, mais le questionnaire va plus loin qu’un simple bilan puisqu’il sollicite aussi, à l’occasion, des avis et des orientations[16]. Par sa nature même, cette consultation présuppose la doctrine du sensus fidei mais, en même temps, elle rend toujours plus actuelle la nécessité d’une réflexion théologique sur les rapports entre le sensus fidei et les opinions qui circulent à l’intérieur de l’Eglise.

2. Genèse du document

La genèse du texte « Le sensus fidei dans la vie de l’Eglise » se situe dans le prolongement d’un document précédent, publié en 2012 et intitulé « La théologie aujourd’hui. Perspectives, principes et critères »[17]. La naissance de celui-ci avait été laborieuse puisque les travaux d’une sous-commission du VIIe quinquennium de la CTI (2004-2008) n’avaient pu aboutir à un document définitif et qu’il fallut encore trois ans à une nouvelle sous-commission du VIIIe quinquennium, présidée par Mgr Paul McPartlan, théologien britannique qui enseigne la théologie systématique et l’œcuménisme à la Catholic University of America, pour que le document soit achevé et approuvé lors de la session plénière de fin 2011. La sous-commission se trouvant ainsi au chômage à mi-mandat grâce à l’heureuse conclusion de sa mission originelle, le Président de la CTI, le Cardinal William Joseph Levada, alors Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, lui suggéra de reprendre et de développer la question du sensus fidelium que le document sur la théologie n’avait fait qu’effleurer dans sa perspective propre. Il avait souligné combien l’attention portée au sensus fidelium était un des critères majeurs d’une authentique théologie catholique[18].

Selon la manière de travailler habituelle de la CTI, les dix membres de la sous-commission ont commencé, en concertation avec l’ensemble de la CTI, par définir le propos du futur document, par identifier les problématiques qu’il devait traiter en se documentant sur le status quaestionis dans la production théologique contemporaine. Ayant ébauché la structure générale provisoire du document, ils se sont ensuite distribués le travail de rédaction en fonction des compétences propres de chacun. Les résultats de cette première esquisse ont été mis en commun, discutés, critiqués, amendés, développés, aussi bien à l’intérieur de la sous-commission qu’en session plénière avec tous les membres de la CTI ; ils ont été intégrés à une rédaction unifiée de façon à aboutir, après une dizaine de versions provisoires, au document définitif.

La rédaction de ce document a été relativement rapide puisqu’il n’aura fallu que deux ans et demi pour le mettre au point, moyennant trois discussions en session plénière et trois sessions de travail propres à la sous-commission. Cette rapidité, assez inhabituelle, témoigne du large consensus sur la question du sensus fidei au sein de la CTI. L’accord s’est vite fait sur l’importance du thème, sur les problématiques essentielles à aborder ou encore sur les équilibres à dégager entre Magistère, sensus fidei et théologie. Un point final a été mis au texte, originellement rédigé en anglais, en février 2014. Un vote positif de l’ensemble de la CTI ayant approuvé le document le 5 mai 2014, le Président de la CTI, le Cardinal Gerhard Müller, en a autorisé la publication, portant ainsi à trois le nombre des documents réalisés par la CTI au cours de son VIIIe quinquennium[19].

3. Le propos du document

« Le propos du présent document n’est pas de rendre compte de façon exhaustive du sensus fidei, mais simplement d’éclaircir et d’approfondir certains aspects importants de cette notion vitale, afin de trouver une réponse à certaines questions, en particulier celles qui ont trait à l’identification du sensus fidei authentique dans des situations de controverse, lorsque par exemple il existe des tensions entre l’enseignement du magistère et des points de vue qui prétendent exprimer le sensus fidei » (n° 6).

Le propos du document est donc double. Il est finalisé par une intention « critique » : écarter un usage inapproprié de la référence au sensus fidei dans les controverses qui opposent certains secteurs de l’opinion publique au Magistère de l’Eglise. Mais cette intention critique suppose une élaboration positive de la notion. La CTI a donc voulu faire le point théologique sur un thème, à la charnière de l’ecclésiologie et de la théologie fondamentale, dont l’importance a été si fortement souligné dans l’enseignement du concile Vatican II et du Magistère contemporain. En effet, dépassant la dichotomie post-tridentine entre une Eglise enseignante et une Eglise passivement enseignée, due au durcissement de la légitime réaction contre la négation protestante de l’autorité magistérielle (cf. n° 4 ; n° 33), l’ecclésiologie conciliaire insiste sur la participation – certes différenciée selon les fonctions et charismes de chacun – de l’ensemble du peuple chrétien, laïcs et clercs, à la fonction prophétique de Jésus-Christ (cf. n° 44-46). Or, si le sensus fidei a fait l’objet de nombreuses études de grande qualité théologique[20], on ne disposait pas jusqu’à présent d’un document, qui, sans avoir valeur magistérielle, exposerait sous la forme d’une synthèse autorisée, non exhaustive sans doute mais néanmoins à visée systématique, la position de la théologie catholique commune sur la question et pourrait ainsi, entre autres utilités, servir de base à l’enseignement sur le sensus fidei dans la formation théologique. Il fallait combler ce manque. Cette seconde perspective du document en explique certaines caractéristiques. Tout d’abord, elle rend compte de son aspect parfois un peu « scolaire » puisque le document commence par suivre de façon très classique la structure d’un traité de théologie : il étudie les sources scripturaires puis patristiques de la doctrine du sensus fidei, donne ensuite quelques repères sur son développement dans l’histoire (ch. 1), avant de passer à un exposé de théologie systématique (ch. 2 et 3)...

 

Mais cette perspective explique aussi la place privilégiée accordée aux « classiques » de la théologie. Ainsi, la réflexion du chapitre 2 sur la nature et les manifestations du sensus fidei fidelis doit beaucoup à la théologie de saint Thomas d’Aquin, dont elle se présente comme une actualisation[21]. Le bienheureux John Henry Newman, auteur du très classique On Consulting the Faithful in Matters of Doctrine (1859), est omniprésent dans le document, aussi bien à travers ses analyses sur le rôle joué par le sensus fidelium des laïcs dans l’histoire de l’Eglise qu’en raison de ses élaborations théologiques sur le sujet. Mais le document intègre aussi certains aspects auxquels la théologie contemporaine est justement sensible : il insère l’action du sensus fidei dans l’économie trinitaire du salut puisqu’il est le fruit de l’action de l’Esprit conduisant au Fils qui révèle le Père ; il insiste, dans la perspective d’une ecclésiologie sacramentelle de communion, sur l’eucharistie comme lieu privilégié où naît et se manifeste la synergie entre Magistère et sensus fidelium (n° 75) ; il met en valeur la participation des propre des laïcs à la vie et à la mission prophétique de l’Eglise ; il rapproche le sensus fidei de la catégorie existentielle de l’expérience (n° 59) et insiste sur sa dimension prospective...

Cela dit, cette élaboration plus systématique d’une théologie du sensus fidei reste finalisée par une perspective critique. Il n’est pas rare, en effet, que le sensus fidei soit aujourd’hui conçu de façon « mondaine » comme l’expression de l’opinion de la majorité des baptisés et utilisé comme une arme dialectique pour contester l’enseignement du Magistère sur certaines questions controversées. Pour ne prendre qu’un exemple, mais il a valeur d’archétype, la réception très difficile de l’encyclique Humanae vitae (1968) par un grand nombre de catholiques est souvent interprétée comme le signe d’une « erreur » du Magistère que la réaction négative du sensus fidei du peuple chrétien aurait permis de mettre en évidence[22]. Le Magistère postconciliaire a plusieurs fois mis en garde contre cet usage déplacé du sensus fidei (cf. n° 47).

Il ne s’agit pas de nier béatement les tensions qui peuvent surgir entre le Magistère et l’opinion publique des baptisés, ni d’en rejeter toute la responsabilité du côté des laïcs, soupçonnés d’être mal formés ou mal croyants. Il s’agit seulement d’écarter une approche insuffisamment théologique du sensus fidei, qui transpose de façon univoque dans l’Eglise les structures et catégories des sociétés séculières sans tenir compte de la spécificité de l’Eglise comme mystère de salut. Or, le croyant participe au sensus fidei dans la stricte mesure et proportion où il participe à la foi et à la vie de l’Eglise. Il y a donc un double critère pour évaluer si une intuition ou une réaction provient authentiquement du sensus fidei. Le premier est un critère objectif : la conformité à la tradition de la foi apostolique. Le second, que développe plus longuement le document, est un critère subjectif et se prend des conditions spirituelles requises pour participer pleinement dans l’Eglise au sensus fidei. C’est à partir de ces données proprement théologiques qu’un dialogue fructueux peut s’engager entre le Magistère, les fidèles animés d’un profond sensus fidei et les théologiens.

4. La structure du document et ses points saillants

Introduction

L’Introduction, comme il se doit, commence par esquisser, à partir d’une vue générale de l’économie trinitaire du salut, une première approche de la notion du sensus fidei (n° 1-2). Elle le présente comme « l’instinct surnaturel, qui a un lien intrinsèque avec le don de la foi reçu dans la communion de l’Église, [... et ...] permet aux chrétiens d’accomplir leur vocation prophétique » (n° 2). Parce qu’il est à la source d’« une connaissance très personnelle et intime de la foi de l’Église » (n° 1), le sensus fidei rend en effet le croyant apte à participer au témoignage que l’Eglise rend au Christ. Le n° 3 distingue, pour mieux les unir, la dimension personnelle (sensus fidei fidelis) et la dimension ecclésiale (sensus fidei fidelium) du sensus fidei et il précise quelques conventions de vocabulaire dans un domaine où règne une certaine latitude. Ayant rappelé l’importance du sensus fidei dans l’ecclésiologie renouvelée par Vatican II (n° 4), le document mentionne quelques-unes des nombreuses questions qui restent pendantes et signale les équivoques qui accompagnent l’utilisation du concept de sensus fidei dans les situations de tension qui peuvent exister entre le Magistère et certains secteurs de l’opinion publique (n° 5). A partir de ces problématiques, le n° 6 définit le propos général du document et en déploie le plan.

Chapitre 1

Le long chapitre 1 (qui occupe plus du tiers du document) a pour objet « les sources bibliques de l’idée du sensus fidei, et la façon dont cette idée s’est développée et a été mise en œuvre dans l’histoire et dans la tradition de l’Église » (n° 6). Il comporte donc deux parties bien distinctes : « l’enseignement de la Bible « (n° 8-21), puis « le développement de l’idée et son rôle dans l’histoire de l’Eglise » (n° 22-47).

Comme nous en prévient l’introduction du chapitre (n° 7), l’expression de sensus fidei n’apparait pas comme telle dans la Bible. Mais la réalité qu’elle désigne, et qui est la résultante d’une constellation de thématiques bien enracinées dans l’Ecriture, n’en est pas moins clairement attestée. Les deux premières parties de la section biblique présentent les notions clés à partir desquelles le thème du sensus fidei prend son sens. Le document évoque donc l’approche biblique de la foi comme « réponse à la parole de Dieu » (n° 8-10), puis il souligne quelques caractéristiques de cette foi, considérée dans sa dimension indissociablement personnelle et communautaire (n° 11-12). Or, selon l’intitulé de la troisième partie de cette section biblique, la foi implique « la capacité des croyants à connaître et à témoigner de la vérité » (n° 13-21), ce qui correspond au sensus fidei. Cette aptitude découle du don de l’Esprit saint qui ouvre aux croyants l’accès à la connaissance de la vérité toute entière (Jn 16, 13) et fait mûrir en eux une authentique sagesse (n° 13-15). Cette dernière se déploie au service de la vie et de la mission de l’Eglise primitive, décrite par exemple dans les Actes des apôtres (n° 16). Grâce à elle, l’ensemble de la communauté, réunie autour des apôtres, est associée aux décisions majeures pour la vie et la croissance de l’Eglise (n° 17). Les textes du Nouveau Testament (épîtres de saint Paul, corpus johannique...) déclinent les différents aspects de cette sagesse dans l’Esprit ainsi que les interactions fécondes qu’elle permet à l’intérieur des communautés chrétiennes (n° 18-21).

Comme l’indique le sous-titre, le parcours historique de la seconde partie du chapitre 1 poursuit un double objectif. D’une part, il retrace l’histoire théologique de la notion de sensus fidei et, d’autre, il repère quelques exemples significatifs du rôle qu’a joué le sensus fidei dans le développement de la doctrine chrétienne aux différents époques de l’histoire de l’Eglise. Cinq grandes périodes sont successivement envisagées. Pendant la période patristique (n° 23-26), le consentement général exprimé par le sensus fidei fidelium – « témoignage rendu par le peuple de Dieu dans son ensemble » (n° 25) – est considéré comme le critère objectif permettant qui permet de déterminer le contenu de la Tradition apostolique. Ce que l’Eglise dans son ensemble, « depuis les évêques jusqu’au plus petit des fidèles » (saint Augustin) croit ou pratique unanimement, toujours et partout, appartient nécessairement au dépôt de la foi, car l’Eglise comme telle ne peut errer dans la foi. Sans négliger cet aspect, les médiévaux, surtout les scolastiques, s’intéressent avec plus d’attention à la dimension subjective du sensus fidei comme propriété inhérente à la vertu théologale de foi (n° 27-28). La thématique du consentement unanime des fidèles comme critère objectif de la foi apostolique connaît un regain d’actualité avec les controverses liées à la Réforme (n° 29-33). Des théologiens comme Melchior Cano (n° 31) ou Robert Bellarmin (n° 32) théorisent et systématisent ce recours au sensus fidei fidelium comme argument en matière dogmatique.

Le XIXe siècle apparaît comme le grand siècle du sensus fidei (n° 34-40). D’une part, le processus qui a conduit à la définition du dogme de l’Immaculée Conception (1854) fut l’occasion de mettre en œuvre, à travers une certaine consultation (médiate) des fidèles, l’argument du consentement unanime des pasteurs et des fidèles comme critère objectif de la foi (n° 38). D’autre part, pour diverses raisons historiques, culturelles et ecclésiales, plusieurs théologiens éminents - J. A. Möhler (n° 35), J. H. Newman (n° 36 ; n° 39), G. Perrone (n° 37) - ont réhabilité le sensus fidei. Newman, en particulier, a eu le mérite de mettre en haute valeur le rôle propre des fidèles laïcs dans la conservation et transmission de la vraie foi (cf. aussi n° 26). Mais cette reconnaissance du rôle actif des fidèles ne s’opère aucunement aux dépends de l’autorité spécifique et irremplaçable du Magistère (n° 40).

Les germes du XIXe siècle s’épanouissent au XXe siècle « dans le contexte d’une théologie de la Tradition, d’une ecclésiologie renouvelée et d’une théologie du laïcat » (n° 41) (n° 41-47). Si la définition de l’Assomption de la Vierge (1950) confirme « la pratique consistant à consulter les fidèles comme préalable à une définition dogmatique » (n° 42), il revient surtout au concile Vatican II, s’inspirant des travaux, entre autres, du P. Congar (n° 43), de donner au sensus fidei une place centrale, aussi bien dans le cadre de l’ecclésiologie renouvelée de Lumen gentium (n° 44-45) que dans celui de la théologie de la tradition et du développement dogmatique de Dei Verbum (n° 46).

Chapitre 2

A plusieurs reprises, le document attire l’attention sur l’inséparabilité de l’aspect personnel et de l’aspect communautaire et ecclésial du sensus fidei (cf. n° 48 ; n° 66 ; n° 87 ; n° 128...). En effet, « le don de la foi est reçu dans la communion de l’Eglise » (n° 2) et « la dimension personnelle de la foi s’intègre dans la dimension ecclésiale » (n° 11). Le « je crois » personnel n’existe que grâce à la médiation ecclésiale objective et dans le contexte vivant d’un « nous croyons ». Le sensus fidei a donc comme un double sujet : tout d’abord l’Eglise comme telle, puis chaque croyant dans la mesure où il participe à la foi de l’Eglise (cf. n° 3). Par conséquent, la distinction entre le chapitre 2 et le chapitre 3 ne signifie aucunement que le sens de la foi du croyant individuel pourrait - à la manière d’une instance indépendante en surplomb - exister en dehors de sa participation à la foi de l’Eglise. En même temps, le sensus fidei est une intériorisation très personnelle de la foi ecclésiale commune, ce qui peut justifier que l’exposé commence par le sensus fidei fidelis. Quoi qu’il en soit, les deux chapitres doivent être lus comme un tout[23].

Par bien des aspects, nous l’avons déjà signalé, le chapitre 2 se présente comme un essai d’actualisation de la théologie thomiste du sensus fidei. Dans la première partie du chapitre (n° 49-59), le sensus fidei du croyant est approché à partir du concept d’« instinct de la foi ». L’expression peut être équivoque. Mais qualifier le sensus fidei d’instinct ne vise pas à le cantonner dans les limbes de l’infra-rationnel pour réserver à la seule théologie l’accès à la rationalité. Il s’agit plutôt de souligner le caractère spontané, intuitif, immédiat qui fait toute la force du sens de la foi et précède ou anticipe les formulations rationnelles.

Le sensus fidei gagne à être replacé dans le cadre plus large de l’instinct vertueux. En effet, « le sensus fidei est la forme que revêt cet instinct qui accompagne toute vertu dans le cas de la vertu de foi » (n° 53). La notion clé est ici celle de connaissance par connaturalité, une connaissance pré-conceptuelle qui se fonde sur l’affinité affective[24]. Tout habitus vertueux, qui est pour la personne comme une « seconde nature », la connaturalise à son objet, c’est-à-dire à un certain type de comportement, et il lui procure par le fait même une connaissance « instinctive » pour juger de ce qui lui convient ou non (n° 50-51). Le sensus fidei découle de la connaturalisation à la Vérité divine que réalise la vertu de foi (n° 53). Il se présente comme une sorte de flair ou de sixième sens pour les choses de Dieu (n° 54).

La foi comme vertu étant dans le croyant une réalité vivante, son influence est appelée à transformer peu à peu sa mentalité et son comportement : il faut, dit saint Paul, « vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement » (Ep 4, 23). Cette croissance du sensus fidei est proportionnelle à l’enracinement dans le sujet de la vertu de foi qui s’opère sous l’action d’une charité que l’Esprit saint rend toujours plus intense (n° 57) et sous l’action des dons de l’Esprit saint (n° 58). Elle est aussi l’effet de l’expérience car la mise en pratique de la foi dans des contextes divers affine en retour le sensus fidei (n° 59).

Mais la possibilité d’une croissance de la foi et du sensus fidei signifie aussi que, dans un premier temps, le sensus fidei peut coexister dans l’esprit du croyant avec des opinions humaines (n° 55). Toute opinion émise par un baptisé ou un groupe de baptisé ne relève pas ipso facto du sensus fidei. D’où la nécessité d’un discernement fondé et autorisé, dont le document précisera plus loin les conditions.

La seconde partie du ch. 2 retient trois manifestations principales du sensus fidei dans la vie personnelle du croyant : « Le sensus fidei fidelis permet à chaque croyant : 1°) de discerner si tel enseignement particulier ou si telle pratique qui se présente à lui dans l’Église est cohérent ou non avec la vraie foi par laquelle il vit dans la communion de l’Église (n° 61-63) ; 2°) de distinguer dans la prédication l’essentiel du secondaire (n° 64) ; et 3°) de déterminer et de mettre en pratique le témoignage à rendre à Jésus-Christ dans le contexte historique et culturel particulier dans lequel il vit (n° 65) » (n° 60).

Chapitre 3

Le chapitre 3, consacré au rôle du sensus fidei fidelium dans la vie de l’Eglise, se concentre sur deux thématiques principales. Dans un premier temps, il explicite le rôle que joue le sensus fidei dans le développement de la doctrine et la pratique chrétiennes (n° 67-73). Si le sensus fidei s’enracine dans la fidélité à la Tradition, il a aussi valeur prospective. Dans la ligne de l’enseignement du Pape François qui attribue au peuple fidèle un « flair pour trouver de nouvelles voies sur le chemin[25] », le document insiste sur l’aptitude que le sensus fidei confère aux croyants pour ouvrir de nouvelles perspectives au témoignage prophétique à rendre à Jésus-Christ dans l’histoire : « Le sensus fidei donne des intuitions pour frayer le bon chemin à travers les incertitudes et les ambiguïtés de l’histoire, et une capacité à écouter avec discernement ce que la culture humaine et le progrès des sciences ont à dire » (n° 70). Dans cette perspective, une attention toute particulière est donnée au rôle que le sensus fidei des laïcs comme tels a joué et doit encore jouer dans le développement de la doctrine de la foi (n° 72), spécialement dans les domaines de la vie morale où les laïcs sont plus directement impliqués par leur expérience quotidienne (n° 73).

La seconde grande problématique du chapitre 3 est celle des relations qui doivent s’instaurer à l’intérieur du triangle sensus fidei – Magistère – théologie en vue d’une saine « périchorèse » ou articulation dynamique entre ces trois instances de la vie de l’Eglise. Il ne s’agit pas d’un équilibre dialectique des forces mais d’une harmonie qui trouve sa source dans le mystère même de l’Eglise, manifesté dans la liturgie (cf. n° 75). D’un côté, le Magistère doit donc être attentif à ce que l’Esprit suggère à travers le sensus fidelium et prendre les moyens concrets de cette écoute (n° 74-75 ; cf. aussi n° 120-126). D’un autre côté, le sensus fidelium dépend du Magistère (n° 76-77), dont il en reçoit la prédication authentique de la foi, et il est soumis à son jugement. Il appartient, en effet, au Magistère en vertu de son « charisme certain de vérité », de discerner ce qui relève vraiment du sensus fidei et d’en authentifie les intuitions (n° 76-77). Est-ce à dire, comme on le soupçonne parfois, qu’à l’instar du Roi-Soleil, le Magistère pourrait en dernière analyse proclamer : « Le sensus fidelium, c’est moi ! ». Cette vision caricaturale méconnaît l’épaisseur théologale du processus de dialogue et d’écoute qui doit précéder tout jugement magistériel (cf., n° 40 et 79, sur la signification de l’ex sese et non ex consensu Ecclesiae). De même, les difficultés qui peuvent émerger lors du processus de « réception » de l’enseignement magistériel (n° 78-80)[26] sont une invitation, dans le respect de l’autorité et des charismes propres à chacun, à approfondir le dialogue. Aucune disposition institutionnelle, aucune formule juridique, si nécessaire soit-elle, ne peut dispenser d’une saine et chrétienne relation humaine.

Dans la continuité des développements du document « La théologie aujourd’hui », les n° 81-84 explicitent les différents aspects de l’interaction entre la théologie et le sensus fidelium. Là encore, le bénéfice est mutuel. D’une part, les théologiens doivent se mettre « à l’école du sensus fidelium » (n° 81) puisque celui-ci est des lieux privilégiés où se manifeste la foi normative de l’Eglise dont la théologie cherche l’intelligence. D’autre part, la théologie nourrit le sensus fidelium, l’aide à se purifier et à mieux prendre conscience de lui-même. Elle assiste aussi le Magistère dans son travail de discernement de l’authentique sensus fidelium. Tel est d’ailleurs l’objet du chapitre 4 du document.

Chapitre 4

Le chapitre 4 constitue le point d’aboutissement du document puisque, faisant fonds sur tout ce qui précède, il tente de répondre à la question : comment discerner les manifestations authentiques du sensus fidei, spécialement dans le cas de tensions entre le Magistère et certains secteurs du peuple de Dieu ? En effet, toute opinion qui circule dans le peuple fidèle, même arithmétiquement majoritaire, n’est pas nécessairement l’expression du sensus fidei. Il faudrait pour cela qu’elle procède de la foi comme telle et exprime ainsi la conviction intime des fidèles en tant que fidèles. Or, comme le signalait déjà le n° 55, « dans l’univers mental concret du croyant, les justes intuitions du sensus fidei peuvent se trouver mélangées à diverses opinions purement humaines, ou même à des erreurs liées aux étroitesses d’un contexte culturel déterminé ». De même que toute parole sortie « matériellement » de la bouche du pape n’est pas couverte par son charisme d’infaillibilité, mais seulement celle où il engage « formellement » son autorité apostolique, de même toute opinion exprimée dans le peuple fidèle n’appartient pas au sensus fidei.

Comment faire le tri ? Les critères pour identifier le sensus fidei et écarter ses contrefaçons sont doubles. Il y a tout d’abord un critère objectif essentiel : la conformité à la Tradition apostolique. Une opinion qui prendrait le contre-pied de la Tradition ou ne pourrait se présenter comme son développement homogène ne peut pas exprimer le sensus fidelium. Mais le document s’attache surtout aux critères subjectifs, c’est-à-dire aux dispositions requises de la part du croyant pour qu’il soit vraiment « sujet » du sensus fidelium. Ces critères se résument en un mot : ecclésialité. Cette ecclésialité signifie d’abord une « participation active à la vie de l’Eglise » dans ses différentes dimensions (n° 89-91), étant entendu que l’âme créée de l’Eglise, c’est-à-dire sa réalité la plus profonde et essentielle, est la charité que l’Esprit répand dans les cœurs. La participation active à la vie de l’Eglise qui définit l’ecclésialité ici requise ne peut donc d’aucune manière se réduire à l’aspect sociologique. Elle est avant tout d’ordre théologal. Voilà pourquoi elle se décline dans l’écoute et l’accueil de la parole de Dieu, spécialement dans la liturgie (n° 92-94), dans l’ouverture à la raison (n° 95-96), c’est-à-dire dans l’acceptation sereine du rôle propre à la raison vis-à-vis de la foi qui permet de l’objectiver et d’éviter ce que Congar nommait « engouements douteux et dévotions aberrantes » (note 128). Elle implique aussi l’adhésion responsable au Magistère de l’Eglise (n° 97-98), la recherche d’une vie sainte dans l’humilité, la liberté et la joie (n° 99-103) – car ce sont les saints, à commencer par la Vierge Marie, qui, parce qu’ils ont fait par la charité leur demeure au plus intime de l’Eglise, « sont les porte-lumières du sensus fidei » (n° 100) – et le souci constant de promouvoir le bien commun de la communion ecclésiale en évitant toute attitude particulariste (n° 104-105).

Dans sa seconde partie, le chapitre 4 commence par appliquer ces critères de discernement à deux domaines où les enjeux pastoraux sont considérables. La CTI s’intéresse tout d’abord à la religiosité populaire (n° 107-112). C’est peu dire que celle-ci a été l’objet d’un froid mépris dans de larges secteurs de la théologie universitaire postconciliaire et certains courants de la théologie de la libération l’ont aussi dénoncé comme un opium différant la prise de conscience de l’oppression et amortissant l’engagement dans la lutte pour la justice. Mais la religiosité populaire a depuis été réévalué à la hausse comme une forme très positive d’évangélisation de la culture, que ce soit dans l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi (1975) de Paul VI ou dans plusieurs documents majeurs de l’épiscopat latino-américain qui anticipent l’approche extrêmement favorable de la piété populaire qui est aujourd’hui celle du pape François[27]. Certes, la religiosité populaire doit être évangélisée et rendue toujours plus « ecclésiale » (cf. n° 112), mais, de soi, elle est une expression privilégiée du sensus fidei[28].

Tout aussi décisive, mais plus controversée, est la question du rapport entre le sensus fidei et l’opinion publique (n° 113-119). Les n° 113-114 analysent la notion d’opinion publique. Ils la rattachent au « développement du modèle politique de la démocratie représentative » (n° 113), déterminé par l’idée de la souveraineté populaire. Or, même si certains aspects de la mentalité démocratique ambiante ont eu d’heureux effets sur l’Eglise puisqu’ils lui ont permis de mieux prendre conscience de certaines richesses personnalistes de sa propre Tradition parfois quelque peu négligées, il est clair que le modèle démocratique – pas plus qu’aucun autre modèle séculier - ne saurait comme tel déterminer la structure ni la vie interne de l’Eglise. L’opinion publique, pour importante qu’elle soit dans la vie de l’Eglise, ne saurait donc y jouer le rôle déterminant qu’elle joue dans les sociétés démocratiques. Les n° 115-117 décrivent les développements de la place de l’opinion publique dans une société de la communication pour souligner les chances, les dangers et les défis qu’ils représentent pour la vie de l’Eglise. Le n° 118 énonce alors une claire distinction théologique entre opinion publique et sensus fidei. Puisque c’est la foi qui est « le point de référence » pour le sensus fidei, c’est en fonction de la « qualité » de la foi, objective et subjective, et non en fonction de critères quantitatifs et extrinsèques que l’on discerne, dans le brouhaha des opinions, la réalité vivante du sensus fidei. D’ailleurs, l’histoire de l’Eglise atteste que le sensus fidei authentique a souvent été porté par une portion très réduite du peuple chrétien, un « petit troupeau » fidèle aux exigences évangéliques.

L’ « échange public d’opinions » n’en reste pas moins « un moyen primordial par lequel on peut normalement évaluer le sensus fidelium » (n° 125). La troisième et dernière partie du chapitre 4 insiste en ce sens sur la nécessité, selon la formule classique de Newman, de « consulter les fidèles », démarche traditionnelle (cf. n° 122) qui doit toujours chercher de nouvelles voies d’expression conformes à la nature profonde de l’Eglise comme communion. Le document signale alors quelques moyens institutionnels disponibles pour cette consultation et précise dans quel esprit elle doit s’effectuer pour être fidèle au mystère de l’Eglise (n° 120-126).

La conclusion du document, très marquée par l’influence du pape François, reprend un thème qui parcourt tout le document et renvoie au « moment favorable » ou kairos que vit aujourd’hui l’Eglise catholique : le sensus fidei est une ressource essentielle pour la nouvelle évangélisation (n° 127-128 ; cf. n° 2 ; 45 ; 112).

Discours de Benoît XVI du 7 décembre 2012

« Parmi les critères de la théologie catholique, le document [« La théologie aujourd’hui »] mentionne l’attention que les théologiens doivent réserver au sensus fidelium. Il est très utile que votre Commission se soit concentrée aussi sur ce thème qui est d’une importance particulière pour la réflexion sur la foi et pour la vie de l’Eglise. Le Concile Vatican II, en réaffirmant le rôle spécifique et irremplaçable qui revient au Magistère, a souligné rien de moins que le fait que l’ensemble du peuple de Dieu participe à la mission prophétique du Christ, en réalisant ainsi le désir inspiré, exprimé par Moïse : ‘Puisse tout le peuple du Seigneur être prophète, le Seigneur leur donnant son Esprit!’ (Nb 11, 29). La Constitution dogmatique Lumen gentium enseigne à cet égard : ‘La collectivité des fidèles, ayant l’onction qui vient du Saint (cf. 1 Jn 2, 20.27), ne peut se tromper dans la foi ; ce don particulier qu’elle possède, elle le manifeste moyennant le sens surnaturel de foi qui est celui du peuple tout entier, lorsque, des évêques jusqu’aux derniers des fidèles laïcs, elle apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel’ (n. 12). Ce don, lesensus fidei, constitue chez le croyant une sorte d’instinct surnaturel qui a une connaturalité vitale avec l’objet même de la foi. Nous observons que précisément les simples fidèles portent en eux cette certitude, cette sécurité du sens de la foi. Le sensus fidei est un critère pour discerner si une vérité appartient ou non au dépôt vivant de la tradition apostolique. Il présente aussi une valeur de proposition car l’Esprit Saint ne cesse de parler aux Eglises et de les guider vers la vérité tout entière. Aujourd’hui, toutefois, il est particulièrement important de préciser les critères qui permettent de distinguer le sensus fidelium authentique de ses contrefaçons. En réalité, celui-ci n’est pas une sorte d’opinion publique ecclésiale, et il n’est pas pensable de pouvoir le mentionner pour contester les enseignements du Magistère, car le sensus fìdei ne peut se développer authentiquement chez le croyant que dans la mesure où il participe pleinement à la vie de l’Eglise, et cela exige l’adhésion responsable à son Magistère, au dépôt de la foi. »

Discours du pape François du 6 décembre 2013

Ce témoignage appartient au Peuple de Dieu dans son ensemble, qui est un Peuple de prophètes. En raison du don du Saint-Esprit, les membres de l’Église possèdent le « sens de la foi ». Il s’agit d’une sorte d’« instinct spirituel », qui permet de sentire cum Ecclesia et de discerner ce qui est conforme à la foi apostolique et à l’Esprit de l’Évangile. Assurément, le sensus fidelium ne peut pas être confondu avec la réalité sociologique d’une opinion majoritaire, cela est clair. C’est une autre chose. Il est donc important — et c’est votre tâche — d’élaborer des critères qui permettent de discerner les expressions authentiques du sensus fidelium. Pour sa part, le Magistère a le devoir d’être attentif à ce que l’Esprit dit aux Églises à travers les manifestations authentiques du sensus fidelium. Deux numéros de Lumen gentium me viennent à l’esprit, le 8 et le 12, qui précisément à ce sujet est si fort. Cette attention est de la plus grande importance pour les théologiens. Le Pape Benoît XVI a souligné plusieurs fois que le théologien doit rester à l’écoute de la foi vécue des humbles et des petits, auxquels il a plu au Père de révéler ce qu’il a caché aux sages et aux savants (cf. Mt 11, 25-26, Homélie lors de la Messe avec le CTI, 1er décembre 2009). »

Fr. Serge-Thomas Bonino

Le Document de la Commission Théologique Internationale (2014)

Introduction

1. Par le don de l’Esprit Saint, « l’Esprit de vérité qui vient du Père » et qui rend témoignage au Fils (Jn 15,26), tous les baptisés participent à la fonction prophétique de Jésus-Christ, « le témoin fidèle et véridique » (Ap 3,14). Il leur faut rendre témoignage à l’Évangile et à la foi des apôtres dans l’Église et dans le monde. Le Saint-Esprit leur donne l’onction et les équipe pour cette haute vocation, en leur conférant une connaissance très personnelle et intime de la foi de l’Église. Dans la première lettre de saint Jean, il est dit aux fidèles : « Vous avez reçu l’onction venant du Saint, et tous vous possédez la science », « l’onction que vous avez reçue de lui [du Christ] demeure en vous, et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne » ; « son onction vous instruit de tout » (1 Jn 2,20.27).

2. Il en résulte que les fidèles ont un instinct pour la vérité de l’Évangile, qui leur permet de reconnaître quelles sont la doctrine et la pratique chrétiennes authentiques et d’y adhérer. Cet instinct surnaturel, qui a un lien intrinsèque avec le don de la foi reçu dans la communion de l’Église, est appelé le sensus fidei, et il permet aux chrétiens d’accomplir leur vocation prophétique. Dans son premier Angélus, le pape François a cité les paroles d’une humble vieille femme qu’il avait une fois rencontrée : « Si le Seigneur ne pardonnait pas tout, le monde n’existerait pas » ; et le pape ajouta ce commentaire admiratif : « Telle est la sagesse que donne le Saint-Esprit [1]. » L’intuition de cette femme est une manifestation frappante du sensus fidei qui, en même temps qu’il permet un certain discernement à l’égard des choses de la foi, nourrit la vraie sagesse et suscite la proclamation de la vérité, comme c’est le cas ici. Il est donc clair que le sensus fidei représente une ressource vitale pour la nouvelle évangélisation, qui est l’un des engagements majeurs de l’Église aujourd’hui [2].

3. Comme concept théologique, le sensus fidei fait référence à deux réalités qui sont distinctes, bien qu’étroitement connexes ; le sujet propre de l’une est l’Église, « colonne et support de la vérité » (1 Tm 3,15) [3], alors que le sujet de l’autre est le croyant individuel, qui appartient à l’Église par les sacrements de l’initiation et qui participe à la foi et à la vie de l’Église, en particulier au moyen de la célébration régulière de l’Eucharistie. D’une part, le sensus fidei fait référence à l’aptitude personnelle qu’a le croyant, au sein de la communion de l’Église, de discerner la vérité de la foi. D’autre part, le sensus fidei fait référence à une réalité communautaire et ecclésiale : l’instinct de la foi de l’Église elle-même, par lequel elle reconnaît son Seigneur et proclame sa parole. Le sensus fidei entendu en ce sens se reflète dans le fait que les baptisés convergent dans une adhésion vitale à une doctrine de foi ou à un élément de la praxis chrétienne. Cette convergence (consensus) joue un rôle vital dans l’Église : le consensus fidelium est un critère sûr pour déterminer si une doctrine ou une pratique particulière appartient à la foi apostolique [4]. Dans le présent document, nous utiliserons le terme de sensus fidei fidelis pour faire référence à l’aptitude personnelle du croyant à effectuer un juste discernement en matière de foi, et celui de sensus fidei fidelium pour faire référence à l’instinct de la foi de l’Église elle-même. Selon le contexte, sensus fidei fera référence à l’un ou à l’autre sens, et pour le second sens, on utilisera aussi le terme de sensus fidelium.

4. L’importance du sensus fidei dans la vie l’Église a été fortement souligné par le second concile du Vatican. Ecartant la caricature d’une hiérarchie active et d’un laïcat passif, et en particulier la notion d’une stricte séparation entre l’Église enseignante (Ecclesia docens) et l’Église enseignée (Ecclesia discens), le concile a enseigné que tous les baptisés participaient selon le mode qui leur est propre aux trois fonctions du Christ, prophète, prêtre et roi. Il a en particulier enseigné que le Christ accomplit sa fonction prophétique non seulement au moyen de la hiérarchie, mais aussi par le laïcat.

5. Dans la réception et l’application de l’enseignement du concile sur ce sujet, de nombreuses questions se posent néanmoins, en particulier en relation avec les controverses concernant divers points de doctrine ou de morale. Qu’est-ce exactement que le sensus fidei, et comment peut-on l’identifier ? Quelles sont les sources bibliques de cette idée et quelle est la fonction du sensus fidei dans la tradition de la foi ? Quelle est la relation du sensus fidei au magistère ecclésiastique du pape et des évêques, ainsi qu’à la théologie [5] ? Quelles sont les conditions d’un exercice authentique du sensus fidei ? Le sensus fidei est-il quelque chose de différent de l’opinion de la majorité des fidèles en un temps et un lieu donnés, et si c’est le cas, comment s’en différencie-t-il ? Autant de questions auxquelles il est nécessaire d’apporter des réponses si l’on veut que l’idée de sensus fidei soit plus parfaitement comprise et utilisée avec plus de confiance dans l’Église aujourd’hui.

6. Le propos du présent document n’est pas de rendre compte de façon exhaustive du sensus fidei, mais simplement d’éclaircir et d’approfondir certains aspects importants de cette notion vitale, afin de trouver une réponse à certaines questions, en particulier celles qui ont trait à l’identification du sensus fidei authentique dans des situations de controverse, lorsque par exemple il existe des tensions entre l’enseignement du magistère et des points de vue qui prétendent exprimer le sensus fidei. Par conséquent, le document considérera tout d’abord les sources bibliques de l’idée du sensus fidei, et la façon dont cette idée s’est développée et a fonctionné dans l’histoire et dans la tradition de l’Église (chapitre premier). Il considérera ensuite la nature du sensus fidei fidelis, ainsi que ses manifestations dans la vie personnelle du croyant (chapitre deuxième). Le document réfléchira ensuite sur le sensus fidei fidelium, c’est-à-dire le sensus fidei sous sa forme ecclésiale, en considérant tout d’abord son rôle dans le développement de la doctrine et de la pratique chrétiennes, puis sa relation, respectivement, au magistère et à la théologie, puis également son importance pour le dialogue œcuménique (chapitre troisième). Il cherchera enfin à identifier quelles sont les dispositions requises pour une participation authentique au sensus fidei — elles constituent des critères pour un discernement du sensus fidei authentique — et il réfléchira à quelques applications à la vie concrète de l’Église des conclusions qu’il aura dégagées (chapitre quatrième).

Chapitre 1 : Le sensus fidei dans l’Écriture et dans la Tradition

7. L’expression sensus fidei ne se trouve ni dans les Écritures ni dans l’enseignement formel de l’Église avant Vatican II. Toutefois, l’idée que l’Église considérée comme un tout est infaillible dans sa croyance puisqu’elle est le corps du Christ et son épouse (cf. 1 Co 12,27 ; Ep 4,12 ; 5,21-32 ; Ap 21,9), et que tous ses membres ont une onction qui les enseigne (cf. 1 Jn 2,20.27), étant dotée de l’Esprit de vérité (cf. Jn 16,13), cette idée est partout apparente, dès les tout débuts du christianisme. Le présent chapitre va suivre les grandes lignes du développement de cette idée, tout d’abord dans l’Écriture, puis la suite de l’histoire de l’Église.

1. L’enseignement de la Bible

a) La foi en tant que réponse à la Parole de Dieu

8. Tout au long du Nouveau Testament, la foi est la réponse fondamentale et décisive des personnes humaines à l’Évangile. Jésus proclame l’Évangile afin de conduire les hommes à la foi : « Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc 1,15). Paul rappelle aux premiers chrétiens son message apostolique relatif à la mort et à la résurrection de Jésus-Christ, afin de renouveler et d’approfondir leur foi : « Je vous rappelle, frères, l’Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu et dans lequel vous demeurez fermes, par lequel aussi vous vous sauvez, si vous le gardez tel que je vous l’ai annoncé ; sinon, vous auriez cru en vain » (1 Co 15,1-2). La compréhension de la foi dans le Nouveau Testament prend ses racines dans l’Ancien Testament, et tout spécialement dans la foi d’Abram, qui fit une confiance absolue aux promesses de Dieu (Gn 15,6 ; cf. Rm 4,11.17). Cette foi est une libre réponse à la proclamation de la parole de Dieu, et, en tant que telle, elle est don du Saint-Esprit qui doit être reçu par ceux qui croient en vérité (cf. 1 Co 12,3). L’« obéissance de la foi » (Rm 1,5) résulte de la grâce de Dieu, qui libère les êtres humains et les rend membres de l’Église (Ga 5,1.13).

9. L’Évangile suscite la foi parce qu’il n’est pas que la simple transmission d’une information religieuse mais la proclamation de la parole de Dieu et la « puissance de Dieu pour le salut » qui doit être reçue en toute vérité (Rm 1,16-17 ; cf. Mt 11,15 ; Lc 7,22 [Is 26,19 ; 29,18 ; 35,5-6 ; 61,1-11]). C’est l’Évangile de la grâce de Dieu (Ac 20,24), la « révélation du mystère » de Dieu (Rm 16,25), et la « parole de vérité » (Ep 1,13). L’Évangile a un contenu substantiel : la venue du Royaume de Dieu, la résurrection et l’exaltation du Christ Jésus crucifié, le mystère du salut et de la glorification par Dieu dans le Saint-Esprit. L’Évangile a un sujet fort, Jésus lui-même, le Verbe de Dieu, qui envoie ses apôtres et leurs disciples, et il prend directement la forme d’une proclamation inspirée et autorisée en paroles et en actes. Recevoir l’Évangile requiert une réponse de la personne tout entière, « de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force » (Mc 12,30). Telle est la réponse de la foi, qui est « la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (Hb 11,1).

10. « La ‘foi’ est à la fois un acte de croyance ou de confiance (fides qua) et ce qui est cru ou confessé (fides quæ). Les deux aspects vont inséparablement de pair puisque la confiance est adhésion à un message qui possède un contenu intelligible, et que la confession ne peut se réduire à un hommage des lèvres, mais doit venir du cœur [6]. » L’Ancien comme le Nouveau Testament montrent clairement que la forme et le contenu de la foi vont de pair.

b) Les dimensions personnelles et ecclésiales de la foi

11. Les Écritures montrent que la dimension personnelle de la foi s’intègre dans la dimension ecclésiale ; on trouve à la fois le singulier et le pluriel de la première personne : « Nous croyons » (cf. Ga 2,16), et « Je crois » (cf. Ga 2,19-20). Dans ses lettres, Paul reconnaît la foi des croyants comme une réalité à la fois personnelle et ecclésiale. Il enseigne que quiconque confesse que « Jésus est Seigneur » est inspiré par le Saint-Esprit (1 Co 12,3). L’Esprit incorpore chaque croyant dans le corps du Christ et lui donne un rôle spécial afin d’édifier l’Église (cf. 1 Co 12,4-27). Dans la lettre aux Éphésiens, la confession du seul et unique Dieu est reliée à la réalité d’une vie de foi dans l’Église : « Il n’y a qu’un Corps et qu’un Esprit, comme il n’y a qu’une espérance au terme de l’appel que vous avez reçu ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous et en tous » (Ep 4,4-6).

12. Dans ses dimensions personnelle et ecclésiale, la foi présente les aspects essentiels suivants :

i) La foi requiert le repentir. Dans le message des prophètes d’Israël et de Jean Baptiste (cf. Mc 1,4), de même que dans la prédication de la Bonne Nouvelle par Jésus lui-même (Mc 1,14 sq.) et dans la mission des Apôtres (Ac 2,38-42 ; 1 Th 1,9 sq.), se repentir signifie confesser ses péchés et commencer une vie nouvelle, vécue dans la communauté de l’alliance de Dieu (cf. Rm 12,1 sq.).

ii) La foi s’exprime dans la prière et l’adoration (leitourgia), en même temps que ces dernières la nourrissent. La prière peut revêtir diverses formes — la demande, la supplication, la louange, l’action de grâces — et la confession de la foi est une forme spéciale de prière. La prière liturgique, et de façon prééminente la célébration de l’Eucharistie, a dès les tout premiers temps été essentielle pour la vie de la communauté chrétienne (cf. Ac 2,42). La prière a lieu à la fois en public (cf. 1 Co 14) et en privé (cf. Mt 6,5). Pour Jésus, le Notre Père (Mt 6,9-13 ; Lc 11,1-4) exprime l’essence de la foi. Il est « un résumé de tout l’Évangile [7] ». De façon significative, le langage qu’il emploie est celui du « nous » et du « notre ».

iii) La foi procure la connaissance. Celui qui croit est à même de reconnaître la vérité de Dieu (cf. Ph 3,10 sq.). Une telle connaissance prend sa source dans une réflexion sur l’expérience de Dieu, fondée sur la révélation et partagée dans la communauté des croyants. C’est le témoignage de la théologie sapientielle tant de l’Ancien que du Nouveau Testament (Ps 111,10 ; cf. Pr 1,7 ; 9,10 ; Mt 11,27 ; Lc 10,22).

iv) La foi mène à la confession (marturia). Inspirés par le Saint-Esprit, les croyants connaissent celui en qui ils ont placé leur confiance (cf. 2 Tm 1,12), et ils sont à même de rendre compte de l’espérance qui est en eux (cf. 1 P 3,15), grâce à la proclamation prophétique et apostolique de l’Évangile (cf. Rm 10,9 sq.). Ils le font en leur nom propre, mais ils le font depuis l’intérieur de la communion des croyants.

v) La foi implique la confiance. Se confier en Dieu signifie fonder sa vie tout entière sur la promesse de Dieu. En Hb 11, beaucoup des croyants de l’Ancien Testament sont cités comme les membres d’une grande procession qui chemine à travers le temps et l’espace vers Dieu dans le ciel, conduite par Jésus, « le chef de notre foi, qui la mène à la perfection » (Hb 12,2). Les chrétiens font partie de cette procession, partageant la même espérance et la même conviction (Hb 11,1), et déjà « enveloppés d’une si grande nuée de témoins » (Hb 12,1).

vi) La foi implique la responsabilité, et spécialement la charité et le service (diakonia). On reconnaîtra les disciples « à leurs fruits » (Mt 7,20). Les fruits appartiennent essentiellement à la foi, parce que la foi, qui provient de l’écoute de la parole de Dieu, requiert l’obéissance à la volonté de Dieu. La foi qui justifie (Ga 2,16) est « la foi qui opère par la charité » (Ga 5,6 ; cf. Jc 2,21-24). L’amour pour le frère ou la sœur est de fait le critère de l’amour de Dieu (1 Jn 4,20).

c) L’aptitude des croyants à connaître la vérité et à lui rendre témoignage

13. En Jérémie, une « nouvelle alliance » est promise qui comportera l’intériorisation de la parole de Dieu : « Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain, chacun son frère, en disant : “Ayez la connaissance de Yahvé !” Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands — oracle de Yahvé, — parce que je vais pardonner leur crime et ne plus me souvenir de leur péché » (Jr 31,33-34). Il faut que le peuple de Dieu soit créé à neuf, en recevant « un esprit nouveau », afin d’être capable de connaître la loi et de la suivre (Ez 11,19-20). Cette promesse s’accomplit dans le ministère de Jésus et dans la vie de l’Église par le don du Saint-Esprit. Elle s’accomplit de façon très spéciale dans la célébration de l’Eucharistie, où les fidèles reçoivent la coupe qui est « la nouvelle alliance » dans le sang du Seigneur (Lc 22,20 ; 1 Co 11,25 ; cf. Rm 11,27 ; Hb 8,6-12 ; 10,14-17).

14. Dans son discours d’adieu, dans le contexte de la dernière Cène, Jésus a promis à ses disciples « l’Avocat », l’Esprit de vérité (Jn 14,16.26 ; 15,26 ; 16,7-14). L’Esprit leur rappellera les paroles de Jésus (Jn 14,26), il les rendra capables de rendre témoignage à la parole de Dieu (Jn 15,26-27), « il établira la culpabilité du monde en fait de péché, en fait de justice et en fait de jugement » (Jn 16,8), et « il introduira » les disciples « dans la vérité tout entière » (Jn 16,13). Tout ceci advient grâce au don de l’Esprit à travers le mystère pascal, célébré dans la vie de la communauté chrétienne, particulièrement dans l’Eucharistie, jusqu’à ce que le Seigneur vienne (cf. 1 Co 11,26). Les disciples ont un sens inspiré de la vérité toujours actuelle de la parole de Dieu incarnée en Jésus et de sa signification pour aujourd’hui (cf. 2 Co 6,2). Voilà ce qui conduit le peuple de Dieu, guidé par le Saint-Esprit, à rendre témoignage de sa foi au sein de l’Église et du monde.

15. Moïse désirait que le peuple tout entier fût prophète en recevant l’Esprit du Seigneur (Nb 11,29). Ce désir devint une promesse eschatologique avec le prophète Joël, et à la Pentecôte Pierre annonce que cette promesse est accomplie : « Il se fera dans les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai de mon Esprit sur toute chair. Alors vos fils et vos filles prophétiseront » (Ac 2,17 ; cf. Jl 3,1). L’Esprit qui avait été promis (cf. Ac 1,8) est répandu, rendant les fidèles capables de « publier les merveilles de Dieu » (Ac 2,11).

16. La première description de la communauté des croyants à Jérusalem allie quatre éléments : « Ils se montraient assidus à l’enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières » (Ac 2,42). L’assiduité à ces quatre éléments manifeste puissamment la foi apostolique. La foi adhère à l’enseignement authentique des apôtres, qui rappelle l’enseignement de Jésus (cf. Lc 1,1-4) ; elle attire les croyants vers une communion mutuelle ; elle se renouvelle dans la rencontre avec le Seigneur lors de la fraction du pain ; et elle s’alimente dans la prière.

17. Quand au sein de l’Église de Jérusalem surgit un conflit entre les Hellénistes et les Hébreux à propos du service quotidien, les douze apôtres convoquèrent « l’assemblée des disciples » et prirent une décision qui « plut à toute l’assemblée ». La communauté tout entière choisit « sept hommes de bonne réputation, remplis de l’Esprit et de sagesse » et les présenta aux apôtres qui, après avoir prié, leur imposèrent les mains (Ac 6,1-6). Quand dans l’Église d’Antioche surgirent des problèmes à propos de la circoncision et de la pratique de la Torah, le cas fut soumis au jugement de l’Église mère de Jérusalem. Le concile apostolique qui en résulta fut de la plus haute importance pour l’avenir de l’Église. Luc décrit avec soin l’enchaînement des événements. « Les apôtres et les anciens se réunirent pour examiner cette question » (Ac 15,6). Pierre raconta comment il avait été inspiré par le Saint-Esprit de baptiser Corneille et sa maison, bien qu’ils ne fussent pas circoncis (Ac 15,7-11). Paul et Barnabé racontèrent leur expérience missionnaire dans l’Église locale d’Antioche (Ac 15,12 ; cf. 15,1-5). Jacques considéra ces expériences à la lumière des Écritures (Ac 15,13-18), et il proposa une décision qui favorisait l’unité de l’Église (Ac 15,19-21). « Alors les apôtres et les anciens, d’accord avec l’Église tout entière, décidèrent de choisir quelques-uns d’entre eux et de les envoyer à Antioche avec Paul et Barnabé » (Ac 15,22). La lettre qui faisait part de la décision fut reçue par la communauté avec la joie de la foi (Ac 15,23-33). Pour Luc, ces événements manifestent une action ecclésiale appropriée, qui implique à la fois le service pastoral des apôtres et des anciens, ainsi que la participation de la communauté, qui tient de sa foi cette aptitude à participer.

18. Lorsqu’il écrit aux Corinthiens, Paul opère une identification entre la folie de la croix et la sagesse de Dieu (1 Co 1,18-25). Expliquant comment ce paradoxe peut être compris, il dit : « Nous l’avons, nous, la pensée du Christ » (1 Co 2,16 ; ἡμεῖς δὲ νοῦν Χριστοῦ ἔχομεν ; nos autem sensum Christi habemus, dans la Vulgate). Le « nous » fait ici référence à l’Église de Corinthe en communion avec son Apôtre, en tant que partie de la totalité de la communauté des croyants (1 Co 1,1-2). L’aptitude à reconnaître le Messie crucifié comme la sagesse de Dieu est donnée par le Saint-Esprit ; elle n’est pas un privilège des sages et des scribes (cf. 1 Co 1,20), mais elle est donnée aux pauvres, aux marginaux et à ceux qui sont « fous » aux yeux du monde (1 Co 1,26-29). Et même ainsi, Paul reproche aux Corinthiens d’être encore « des êtres de chair », qui ne sont pas encore prêts pour « une nourriture solide » (1 Co 3,1-4). Leur foi a encore besoin de mûrir et de mieux se traduire dans leurs paroles et dans leurs actes.

19. Dans son ministère, Paul fait preuve de respect pour la foi de ses communautés et il désire qu’elle s’approfondisse. En 2 Co 1,24, il décrit ainsi sa mission d’apôtre : « Ce n’est pas que nous entendions régenter votre foi. Non, nous contribuons à votre joie ; car, pour la foi, vous tenez bon. » Et il encourage les Corinthiens : « Demeurez fermes dans la foi » (1 Co 16,14). Aux Thessaloniciens, il écrit une lettre « pour vous affermir et réconforter dans votre foi » (1 Th 3,2), et il prie de façon analogue pour la foi d’autres communautés (cf. Col 1,9 ; Ep 1,17-19). L’apôtre œuvre non seulement pour accroître la foi des autres, mais il sait que du fait même la sienne propre se fortifie, dans une sorte de dialogue de foi : « Pour éprouver le réconfort parmi vous de notre foi commune à vous et à moi » (Rm 1,12). La foi de la communauté est un point de référence pour l’enseignement de Paul et une préoccupation centrale de son service pastoral, qui donne lieu à un échange entre lui et ses communautés, au bénéfice des deux parties.

20. Dans la première lettre de Jean, il est fait mention de la Tradition apostolique (1 Jn 1,1-4), et les lecteurs sont invités à se rappeler leur baptême : « Vous avez reçu l’onction venant du Saint, et tous, vous possédez la science » (1 Jn 2,20). La lettre poursuit : « Quant à vous, l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne. Mais puisque son onction vous instruit de tout, qu’elle est véridique, non mensongère, comme elle vous a instruits, demeurez en lui » (1 Jn 2,27).

21. Enfin, dans le livre de l’Apocalypse, Jean le Prophète répète dans toutes ses lettres aux Églises (cf. Ap 2-3) la formule : « Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux Églises » (Ap 2,7 et al.). On enjoint aux membres des Églises de prêter attention à la parole vivante de l’Esprit, de la recevoir et de rendre gloire à Dieu. C’est par l’obéissance de la foi, qui est elle-même un don de l’Esprit, que les fidèles sont à même de reconnaître l’enseignement qu’ils reçoivent comme étant véritablement l’enseignement du même Esprit, et de répondre aux instructions qui leur sont données.

2. Le développement de l’idée et son rôle dans l’histoire de l’Église

22. Le concept de sensus fidelium commença à être élaboré et utilisé de façon plus systématique au moment de la Réforme protestante, même si le rôle décisif du consensus fidelium dans le discernement et dans le développement de la doctrine en matière de foi et de morale avait déjà été reconnu durant les périodes patristique et médiévale. Il restait cependant à prêter une attention plus grande au rôle spécifique des laïcs à cet égard. L’attention se porta sur cette question spécialement à partir du xixe siècle.

a) La période patristique

23. Les Pères et les théologiens des premiers siècles considéraient que la foi de l’Église tout entière était un point de référence sûr pour discerner le contenu de la Tradition apostolique. Leur conviction relative à la solidité, et même à l’infaillibilité, du discernement de l’Église tout entière en matière de foi et de morale s’exprimait dans un contexte de controverses. Ils réfutèrent les nouveautés dangereuses introduites par les hérétiques en les mettant en rapport avec ce que l’on tenait et faisait dans toutes les Églises [8]. Pour Tertullien (vers 160-vers 225), le fait que toutes les Églises ont substantiellement la même foi atteste la présence du Christ et l’action directrice du Saint-Esprit ; ceux-là s’engagent dans l’erreur, qui abandonnent la foi de l’Église toute entière [9]. Pour Augustin (354-430), l’Église tout entière, « depuis les évêques jusqu’au plus petit des fidèles », rend témoignage à la vérité [10]. Le consentement général des chrétiens joue le rôle d’une norme sûre pour déterminer la foi apostolique : « Securus judicat orbis terrarum [le jugement du monde tout entier est sûr] [11]. » Jean Cassien (vers 360-435) tenait que le consentement universel des fidèles constituait un argument suffisant pour réfuter les hérétiques [12], et Vincent de Lérins (mort vers 445) proposa comme norme la foi qui était tenue partout, toujours et par tous (quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est [13]).

24. Pour résoudre les disputes parmi les fidèles, les Pères de l’Église firent appel non seulement à la croyance commune, mais également à la tradition constante de la pratique. Jérôme (vers 345-420), par exemple, justifiait la vénération des reliques en attirant l’attention sur la pratique des évêques et des fidèles [14], et Épiphane (vers 315-403), pour défendre la virginité perpétuelle de Marie, demandait si quelqu’un avait jamais eu l’audace de prononcer son nom sans y ajouter « la Vierge » [15].

25. L’attestation de la période patristique a principalement trait au témoignage rendu par le peuple de Dieu dans son ensemble, quelque chose qui a un certain caractère objectif. Le peuple croyant considéré comme un tout ne saurait errer en matière de foi, soutenait-on, parce qu’il a reçu une onction du Christ, le Saint-Esprit qui lui avait été promis et qui l’équipe pour discerner la vérité. Certains Pères de l’Église ont aussi réfléchi à la capacité subjective des chrétiens, animés par la foi et en qui habite le Saint-Esprit, de maintenir la vraie doctrine dans l’Église et de rejeter l’erreur. Augustin, par exemple, attirait l’attention sur ce point lorsqu’il affirmait que le Christ, « le Maître intérieur », rend capables les laïcs aussi bien que leurs pasteurs non seulement de recevoir la vérité de la révélation, mais encore de l’approuver et de la transmettre [16].

26. Dans les cinq premiers siècles, la foi de l’Église dans son entier s’avéra décisive pour la détermination du canon des Écritures et pour la définition des doctrines majeures qui concernaient par exemple la divinité du Christ, la virginité perpétuelle et la maternité divine de Marie, et la vénération et l’invocation des saints. Dans certains cas, ainsi que l’a remarqué le bienheureux John Henry Newman (1801-1890), la foi des laïcs en particulier a joué un rôle crucial. L’exemple le plus frappant en fut au ive siècle la célèbre controverse avec les ariens, qui furent condamnés au concile de Nicée (325), où la divinité de Jésus-Christ fut définie. Pourtant depuis ce concile jusqu’à celui de Constantinople (381), il continua à y avoir de l’incertitude parmi les évêques. Durant cette période, « la tradition divine confiée à l’Église infaillible fut proclamée et maintenue bien plus par les fidèles que par l’épiscopat ». « Il y eut une suspension temporaire des fonctions de l’Ecclesia docens. Le corps des évêques faillit dans sa confession de la foi. Ils s’exprimaient de façons divergentes et l’un contre l’autre ; après Nicée, il n’y eut pendant près de soixante ans plus rien en matière de témoignage ferme, invariable, cohérent [17]. »

b) La période médiévale

27. Newman fait également remarquer qu’« à une époque plus tardive, alors que les savants bénédictins d’Allemagne [cf. Raban Maur, vers 780-856] et de France [cf. Ratramne, mort vers 870] faisaient preuve de perplexité dans leur formulation de la doctrine de la présence réelle, Paschase [vers 790-vers 860] avait le soutien des fidèles lorsqu’il affirmait celle-ci [18] ». Quelque chose d’analogue se passa à propos du dogme qui a trait à la vision béatifique, défini par le pape Benoît XII dans sa constitution Benedictus Deus (1336), et qui affirme que les âmes jouissent de cette vision aussitôt après le purgatoire et avant le jour du jugement [19] : « La tradition, sur laquelle se fonda la définition, se manifestait dans le consensus fidelium avec une clarté que n’apportait pas la succession des évêques, bien que nombre d’entre eux fussent “Sancti Patres ab ipsis Apostolorum temporibus”. » « Une considération toute particulière fut accordée au sensus fidelium ; non certes qu’on leur demandât leur opinion ou leur avis ; mais on reçut leur témoignage, on consulta leurs sentiments, on craignit, oserais-je presque dire, leur impatience [20]. » Le développement continu chez les fidèles de la croyance et de la dévotion en l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge Marie, en dépit de l’opposition à cette doctrine chez certains théologiens, est un autre exemple majeur du rôle que joua au moyen-âge le sensus fidelium.

28. Les docteurs scolastiques reconnaissaient que l’Église, la congregatio fidelium, ne peut errer en matière de foi parce qu’elle est enseignée par Dieu, unie au Christ son Chef, et que le Saint-Esprit habite en elle. Thomas d’Aquin, par exemple, prend ce fait comme point de départ, et la raison en est que l’Église universelle est gouvernée par le Saint-Esprit qui, comme l’a promis le Seigneur Jésus, lui enseignera « la vérité tout entière » (Jn 16,13) [21]. Il savait que la foi de l’Église universelle est exprimée avec autorité par ses prélats